Les derniers jours de Savamala

Un grand projet immobilier va transformer le quartier populaire de Savamala, au centre de Belgrade, en «Dubai des Balkans». Les derniers résidents attendent l'expulsion à côté des fêtards et… des pêcheurs à la ligne.

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Une palissade publicitaire du projet Belgrade Waterfront avec, au premier plan, la Tour Belgrade, un bâtiment en verre de 150 mètres de haut, délimite le chantier le long de la promenade la Save au cœur de Savamala.© Jelena Prtoric

«Tu as déjà vu un silure glane? Les grands sont de vrais monstres! Certains font plus de 70 kilos. Ils se cachent sous le pont, là où le lit de la rivière a été creusé par les bombes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale. Tapis dans la vase de ces trous, leurs longs barbillons aux aguets, ils guettent leur proie sur laquelle ils se lancent gueule ouverte. Leur victime disparaît en quelques secondes entre leurs dents tranchantes.» 

Le pêcheur se retourne vers l’eau, tire sur sa canne. Ce n’est pas un silure qui mord à l’hameçon, son filet s’est emmêlé dans des herbiers longs et denses qui abondent dans cette partie du fleuve.

Pêcher l’après-midi est une habitude de longue date pour Savo Mačak. Cet ancien officier de l’armée serbe se rend quasiment tous les jours sur les berges de la Save qui coupe Belgrade en deux. Son lieu préféré pour taquiner le poisson se trouve juste au-dessous du pont de Brankov, un colosse métallique vert qui enjambe le cours d’eau au cœur de la capitale. 

Du haut de ses 68 ans, Savo est en pleine forme. Les cheveux poivre et sel, les épaules légèrement courbées sous une chemise déboutonnée, il a le teint hâlé de celui qui passe ses journées au soleil. 

La ligne finit par se rompre; l'hameçon est perdu, coincé dans les herbes verdâtres. Pas de quoi contrarier Savo. De sa boîte remplie d'appâts, il sort un petit poisson en caoutchouc qui scintille au soleil et l’attache au fil, doucement. «La pêche, c’est surtout un moyen d’échapper à ma femme. Si je reste à la maison, elle m'oblige à participer aux corvées», plaisante-t-il. 

Passe-temps aujourd’hui, cette activité fut surtout une source obligée de nourriture pendant la guerre de Yougoslavie, quand la Serbie était sous embargo international et que le dinar ne valait presque rien. Quelques poissons attrapés dans les eaux de la Save, quelques pommes de terre de son potager, et en voilà un repas.

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Savo Mačak, ancien officier de l’armée serbe, se rend quasiment tous les jours sur les berges de la Save pour pêcher. © Jelena Prtoric

Aujourd’hui, les poissons se font plus rares, confie Savo. Les silures sont trop grands pour ses hameçons et la poiscaille trop petite l’intéresse peu. Ici, sous le pont, les eaux sont tourbillonnantes. «Avant, plus au sud, des bateaux mouillaient. L’eau coulait moins vite autour d’eux et les poissons s’y attardaient.» 

Il pointe du doigt une promenade et quelques grues qui brisent la ligne d’horizon: «Il y avait davantage de pêcheurs aussi. Mais si tu cherches un guide, quelqu’un qui connaît les berges de la Save comme sa poche, quelqu’un qui connaît les gens d’ici et leurs anecdotes, c’est à Dane qu’il faut parler.»

Il n’est pas le premier qui me parle de Dane. Danilo Antić était quasiment un symbole du quartier. Les locaux le connaissaient tous. Les touristes le prenaient en photo. 

Depuis quelques mois, on ne le voit plus. Dane a disparu. Certains affirment l’avoir vu «plus au sud», vers le marché aux puces. D’autres jurent qu’il n’arpente plus que la rive occidentale de la rivière. D'autres encore l'auraient aperçu dans un festival de rue, jouant les vendeurs à la sauvette. On prétend aussi qu’il se serait trouvé un travail «stable», dans un bar. 

Ce qui est sûr, c’est que Danilo a cessé d’approvisionner les pêcheurs du dimanche. Des vers de terre pour les appâts à tout moment; du café, le matin; de la bière, bien fraîche, le soir… Le vendeur ambulant savait exactement ce dont chacun avait besoin.

«Je n’aurais rien contre une petite bière bien fraîche», soupire Dragoljub Popetrov entre deux gorgées bues au goulot d’une bouteille en plastique. L’odeur qui s’en échappe trahit le contenu. C'est du rakija, de l’eau-de-vie, un tord-boyaux des Balkans. On se débrouille avec ce que l’on a sous la main. «C’est fait maison», sourit le fringant septuagénaire en me tendant la bouteille.

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Dragoljub Popetrov, ancien employé de chemins de fer désormais à la retraite, vit en banlieue de Belgrade, mais se rend souvent au centre pour passer du temps au bord de la Save avec ses anciens collègues. © Jelena Prtoric

Bien qu’à la retraite, Dragoljub vient de moins en moins souvent pêcher dans le centre-ville. Aujourd'hui, il a emmené son petit-fils Mihajlo. Il faut que le petit apprenne la technique du grand-père! 

La pêche, c’est aussi l’occasion de revoir les amis. Deux de ses anciens collègues ont pu s’éclipser quelques heures du travail pour se détendre au bord de l’eau, canne à la main. «Il ne faut pas nous prendre en photo, on ne veut pas se faire licencier», s’exclament-ils en se dérobant à l’objectif de la caméra. 

En cette fin de matinée d'été, ils sont trois sous le pont rouge de Gazela qui relie le centre-ville à la municipalité de Novi Beograd. «Dane habitait juste là, à côté», me confie l'un d'entre eux en me montrant du doigt un immense tas de décombres, à quelques mètres seulement du pont. 

La maison de Dane, comme bien d’autres de la zone de Savamala, a disparu sous les rouleaux des bulldozers pour laisser place au gigantesque projet de réaménagement Belgrade Waterfront, «Belgrade sur l’Eau».

Savamala, dit le quartier de la Save, a été construit au XIXe siècle. A cette époque, le prince serbe Milos Obrenović a engagé des architectes serbes et italiens pour assécher le marécage attenant à la rivière et le transformer en un quartier mondain et commercial, loin des quartiers turcs. 

Cet espace insalubre, surnommé à l'époque «le marais tzigane», était principalement habité par la communauté rom. Le quartier, désiré par le prince et créé selon le modèle européen, s'étendait le long de la rivière, sous les murailles de la forteresse Kalemegdan qui surplombe la confluence de la Save et du Danube. 

Ses anciens habitants déménagèrent plus loin, dans la périphérie, et le quartier devint le centre de la vie mondaine belgradoise durant la première moitié du XXe siècle. De nombreux bâtiments importants y furent érigés: la Bourse de Belgrade, la gare ferroviaire, le plus ancien hôtel de la ville, l'Hôtel Bristol. 

Sous l'ère communiste, le lieu perdit de son prestige et fut transformé en zone industrielle où transitaient notamment les poids lourds. Puis, dans des années 90, il tomba carrément à l’abandon: les dépôts se vidèrent, plusieurs bâtiments s’écroulèrent et la rouille envahit les vieux navires de commerce.

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Vue sur le chantier de «Belgrade sur l'Eau» et sur la promenade aménagée le long de la Save depuis l'ancien pont de la Save. © Jelena Prtoric

Pour mieux renaître de ses cendres, plus d'une dizaine d'années plus tard. En 2009, une association artistique et culturelle, Kulturni Front, fait un pari fou: elle ouvre le premier centre culturel indépendant, KC Grad, dans un ancien dépôt de 1884 complètement délabré, entouré de ruines et dans une rue dont les chauffeurs de taxi ne connaissaient pas même le nom.

Le moment est propice à une telle expérience pionnière. La capitale serbe est en passe de s’affirmer comme une destination touristique à la mode. Savamala se métamorphose et devient le lieu incontournable de la vie culturelle et nocturne, fréquenté par la jeunesse branchée. Ses clubs et cafés sont prisés des jeunes artistes, graphistes, architectes. Au point que les guides touristiques rebaptisent ce quartier «la Berlin de Belgrade».

Aujourd’hui, Savamala est victime de son succès. Elle est vouée à la destruction pour faire place à un waterfront pour privilégiés. Du pont de Brankov, secteur de prédilection de Savo, au pont de Gazela, refuge de Dragoljub et de ses amis, la zone n'est déjà plus qu'un immense terrain vague jonché de déblais, parsemé de rosiers et d'herbes basses. Plus loin, les pelleteuses et les grues sont prêtes à poursuivre leur arasement.

Soutenu par l’Etat, le projet «Belgrade sur l'Eau» est très critiqué par la société civile et une grande partie de la population. 

Sur le papier, les chiffres donnent le tournis. Sur une centaine d’hectares, les pieds dans l’eau, vont s’élever des immeubles résidentiels haut standing dont une tour en verre de 150 mètres de haut, des bureaux, un hôtel de luxe et un centre commercial – le plus grand de tous les Balkans – doté de 40'000 places de parking en sous-sol. 

Avec à la clé, la promesse de 20'000 nouveaux emplois. Coût estimé de ce montage urbanistique pharaonique: 2,84 milliards d'euros (3,1 milliards de francs), principalement assumé par un seul investisseur, Eagle Hills, promoteur immobilier émirati spécialisé dans les grandes planifications de développement urbain.

A regarder la maquette qui trône au rez-de-chaussée de ce bâtiment rénové dans le plus pur style baroque par Eagle Hills, à deux pas du pont de Brankov, le projet n'a pas grand-chose à envier à Dubai. Les lignes sont épurées, le verre et l’acier omniprésents, une forêt d’immeubles élancés se niche entre deux gratte-ciel. 

Pour ajouter à l’ambiance, les promoteurs ont parsemé les eaux turquoise de la Save de quelques hors-bords et placé des figurines d'hommes, de femmes et d'enfants sirotant des boissons aux nombreuses terrasses de bars imaginaires ou déambulant sur l’élégante promenade qui longe la rivière.

Deux charmantes hôtesses, sourire aux lèvres, répondent volontiers aux questions. «En ce moment, nous construisons deux complexes résidentiels de 296 condominiums chacun», me précise l'une d'elles. Cheveux tirés en arrière dans un chignon serré, maquillage discret mais élégant, habillée sobrement - un chemisier blanc sous un tailleur noir –, elle parle avec aisance. 

Ses descriptions suscitent l’envie: «Tous les appartements seront lumineux et spacieux. Les résidents auront accès à deux piscines situées sur les toits, à une grande salle de fitness et de nombreux commerces au rez-de-chaussée. Les travaux du futur hôtel haut de gamme et du centre commercial vont bientôt commencer; quant aux fondations de la Tour Belgrade, elles ont déjà été posées.» 

Et côté prix? Les Belgradois pourront-ils s’offrir de tels logements? «Les prix ne sont franchement pas exorbitants et sont équivalents à ceux d'autres quartiers de la capitale, entre 2'500 et 3'000 euros le mètre carré (2'700 et 3'200 francs). La preuve, il ne reste plus que quelques biens disponibles dans l'un des deux immeubles.»

Mais qui sont ces heureux propriétaires quand on sait que Belgrade compte des milliers d'appartements vides, que le taux de chômage est proche des 20% et que le salaire moyen atteint à peine 361 euros par mois (392 francs), selon les statistiques officielles serbes de 2015? La jolie blonde n'en sait rien ou ne peut rien dire. 

En quittant le bâtiment, je réalise que le logo Eagle Hills est omniprésent, sur toutes les façades et bannières qui ornent les ouvrages en construction.

Sur le kilomètre de promenade qui longe la Save, où tous les habitants aiment à venir les après-midis ensoleillés pour se faire voir, les commentaires sur le Belgrade Waterfront vont bon train. 

Il faut dire qu’à peine une clôture de chantier recouverte d'une bâche sépare les promeneurs du gigantesque chantier, les forçant à élever la voix pour se faire entendre dans le brouhaha des perceuses et pelleteuses.

Les partisans du projet saluent l’avènement du progrès, l'embellissement du paysage, le développement urbain et la création d’emplois. Les opposants critiquent «son caractère mégalomane» et «l’opacité des négociations» menées à huis clos. 

Dragoljub Bakić, architecte à la retraite, fait partie des détracteurs. Membre actif de l’association Akademija arhitekture (Académie de l'architecture) qui regroupe 36 architectes du pays entier, il ne décolère pas: «Ce projet est intenable!» 

La liste de doléances établie par l'association est impressionnante: manque de transparence, modification en un temps record du plan local d'urbanisation par les autorités municipales, réduction du nombre d'objets culturels dans le cadre du nouveau plan, mutisme des médias grand public sur les conséquences de cette transformation, etc. «On nous promet des emplois, on parle d'intérêt touristique... mais notre ville n’a pas besoin de bâtiments gigantesques, d’immeubles luxueux pour quelques nantis, rage Dragoljub. Nous avons besoin d’espaces verts, que le trafic soit mieux régulé au centre-ville et surtout de canalisations.»

Belgrade est en effet la dernière capitale d’Europe à rejeter encore ses eaux usées directement dans ses rivières sans aucune épuration. Malgré un plan de développement des réseaux d’adduction et de canalisation, les travaux débutés il y a quelques années ont été stoppés, «faute de moyens financiers», excuse-t-on du côté de la municipalité. 

Alors que les touristes cherchent à se rafraîchir aux fontaines, à l’ombre des arbres ou aux terrasses des cafés, une foule s’est rassemblée pour protester contre le Belgrade Waterfront.

C'est ce même genre d’issue que redoute Dragoljub pour le projet «Belgrade sur l’Eau»: «Le contrat est foireux! Eagle Hills n’a pas l’obligation de poursuivre la construction tant qu’il n'a pas vendu tous les appartements de ses premiers édifices. Or, le gouvernement, lui, est contraint de déjà préparer le terrain pour la deuxième phase des travaux. Ce qui exige de déplacer les gares routière et ferroviaire sur l’autre rive de la Save. Des sommes considérables vont être investies dans ce but avant que les autorités ne cèdent le terrain, ainsi que convenu contractuellement, à l'investisseur émirati pour une jouissance de 30 ans.»

Les architectes ne sont pas les seuls à critiquer ouvertement cette planification à risque.

En cette journée de fin juin 2016, le soleil frappe cruellement les rues de la capitale serbe. Alors que les touristes cherchent à se rafraîchir aux fontaines, à l’ombre des arbres ou aux terrasses des cafés, une foule s’est rassemblée pour protester contre le Belgrade Waterfront. 

A 18 heures et des poussières, le coup d’envoi de la manifestation est donné. Les organisateurs, l’association «Ne Da(vi)mo Beograd» (un jeu de mots sur «Ne cédons pas Belgrade» et «N’étouffons pas Belgrade»), regroupe architectes, étudiants en sciences politiques, urbanistes, activistes et citoyens lambda. Cela fait deux ans, depuis la signature du contrat avec Eagle Hills, qu'ils protestent régulièrement dans les rues de la capitale. 

Mais ce n’est que depuis mai 2016 que leurs rangs se sont considérablement étoffés. Auparavant, ni le coût du projet ni les négociations opaques n’avaient été suffisants pour mobiliser en nombre la population. 

En fait, il a fallu cette nuit de fin avril 2016 pour que les résidents de Belgrade réagissent. A la tombée du jour, armés de battes et escortant des pelleteuses, une trentaine d'individus encagoulés se sont rendus rue Hercegovačka, au cœur du quartier de Savamala. Un restaurant, un bar, plusieurs ateliers et une bonne partie de la rue ont été rasés manu militari. Les témoins ont été menacés, terrorisés, ligotés et enfermés dans une cave pendant plusieurs heures.

La police, elle, est restée étrangement muette face aux appels au secours. Choqués par cette agression et par l’absence de réaction du gouvernement, les Belgradois se sont mobilisés en nombre. 

«Le mouvement se veut fédérateur, précise Marko Aksentijević, étudiant en sciences politiques et l'un des fondateurs de "Ne Da(vi)mo Beograd". Chacun peut se joindre à nous pour manifester. D’ailleurs, nous avons reçu des messages de soutien de tout l'échiquier politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Cependant, nous ne voulons pas que notre lutte soit récupérée par un quelconque parti.»

Leur action vise «les fantômes de Savamala», surnom donné aux casseurs de la rue Hercegovačka, qui n'ont jamais été arrêtés ni même identifiés. Les manifestants les soupçonnent d'avoir été mandatés par «les autorités» pour détruire certains bâtiments afin d'accélérer les travaux du Belgrade Waterfront. Une politique bien connue du fait accompli. Outre l'arrêt du projet, le collectif réclame également les démissions du maire de Belgrade, du chef de la police et du ministre de l’Intérieur.

Ce jour-là, les manifestants scandent des messages politiques: «A bas le gouvernement», «Voleurs», «Les fantômes sont au Parlement». Mais surtout le slogan «officiel» du cortège: «A qui est la ville? A nous!»

Talonnant la voiture de tête qui hurle des chansons à succès des White Stripes et de Prodigy ou cette vieille rengaine espagnole Ay Carmela, la marée humaine se dirige vers Novi Beograd, siège du ministère de l’Intérieur. 

Sous le poids des mécontents, le tablier du pont Brankov vacille. Devant le bâtiment officiel, la foule s'agglutine autour d’un grand canard jaune en caoutchouc, symbole du mouvement. «Les dernières marches ont réuni 15'000 personnes environ alors que nous n'étions que quelques centaines il y a deux ans, se félicite Marko. C’est déjà le quatrième rassemblement en deux mois. Notre voix commence à se faire entendre…»

Les résultats, en revanche, se font attendre. Même si le gouvernement du Premier ministre serbe Aleksandar Vučić se veut proeuropéen, moderniste et réformateur, le pays vit en réalité sous un joug autoritaire. L’opposition est discréditée, les médias indépendants muselés et, à la moindre critique, les autorités ressortent la théorie du «complot étranger visant à déstabiliser la Serbie». 

Quant aux organisateurs de «Ne Da(vi)mo Beograd», ils sont qualifiés d'«espions étrangers» par les tabloïds proches du pouvoir. «Informer (l'une de ces publications à la gloire d'Aleksandar Vučić et de sa politique, ndlr) a publié les noms des organisateurs quelques jours avant la manifestation du 11 juin. Ils nous ont traités de "vassaux des puissances occidentales" sur le point de faire un coup d’Etat. C’est le même discours que celui servi par les autorités dans les années 90 au temps du conflit de l’ex-Yougoslavie, précise Marko, ni inquiet, ni découragé. Nous continuerons à manifester.»

Du côté des gérants des établissements culturels et des clubs de Savamala, les locomotives du développement du quartier ces dernières années, l’ambiance est moins rebelle. 

Pourtant, la rue Hercegovačka qui a subi le cassage nocturne n'est qu'à quelques minutes à pied. Et les pelleteuses de la mairie ne sont pas passées loin non plus, un centre d’aide aux réfugiés et quelques habitations en ont fait les frais. «Nous sommes conscients que le plan urbanistique actuel n’est pas gravé dans le marbre, explique Dejan Ubović, directeur de KC Grad. Il n'est pas exclu que la deuxième phase de construction nous porte préjudice. Nous espérons cependant que les responsables feront preuve d’intelligence dans ce dossier.» 

Il faut préciser que le projet prévoit de préserver deux rues de Savamala comme symboles de l’épicentre de la vie culturelle et nocturne du quartier. «En à peine sept ans et sans grands moyens financiers, nous avons réussi à le transformer, à en faire un lieu de fête prisé grâce à notre seule programmation culturelle alternative et à fidéliser une clientèle jeune et urbaine, poursuit Dejan Ubović. J’espère que Belgrade Waterfront ne changera pas cela.»

A dix minutes du centre culturel KC Grad, derrière la gare ferroviaire et à quelques dizaines de mètres seulement du chantier, résiste au milieu des gravats et de la poussière une maisonnette. La grille d’entrée est fermée. Il n’y a pas de sonnette. Seuls une boîte aux lettres jaune canari avec une plaque sur laquelle est gravé le nom «Timotijevic» et un jardin fleuri indiquent une présence humaine. 

Après quelques «bonjours» hurlés à tue-tête, un homme au teint basané, vêtu d'un T-shirt sans manches et d'un short noir délavé se plante devant moi. Il mesure environ 1m75, mais ses épaules voûtées, tombant en avant, le font paraître plus petit. Ses bras musclés témoignent d'une vie consacrée à la mécanique automobile; des rides profondes sillonnent son visage, trahissant une existence remplie de rires et d'amertume. 

Intrigué par ma présence, une main devant ses yeux pour se protéger du soleil qui monte, il me lance: «Vous êtes journaliste ou vous venez me voir de la part de la mairie?» 

Avec sa femme, Ivan, 74 ans, est «le dernier résident» de Bara Venecija, cette partie de Savamala rasée jusqu’au sol. Tous ses voisins, près de 250 familles, ont été expulsés, forcés de déménager dans des appartements mis à leur disposition par la mairie, loin du centre-ville.

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La maison qu'Ivan Timotijević et sa femme habitent. Autrefois entourée d'autres habitations et d'arbres, elle s'élève désormais au milieu de débris, tout près du chantier de «Belgrade sur l'Eau». © Jelena Prtoric

«Les représentants de la direction de la construction de Belgrade m'ont aussi proposé un appartement. Un très bel appartement, plus moderne que la maison dans laquelle nous logeons en ce moment», raconte celui qui passe ses journées à cultiver son jardin. 

Dès qu'il entame son récit, Ivan s'anime. Ses bras s'agitent, il passe ses mains à travers ses cheveux, touche sa barbe de trois jours blanchissante. De temps en temps, il se tortille sur sa chaise. Parfois il se met à bégayer. «Ils m’ont dit: “signe ici”, poursuit-il en tonnant. J’ai lu et j’ai compris que c'était un contrat de location. J’avais certes le droit d’y habiter jusqu’à la fin de mes jours, mais qu'adviendrait-il ensuite de mes enfants? Ici, je suis propriétaire.» 

Depuis, Ivan a engagé un avocat, porté plainte contre l’Etat. Son dossier devait être présenté en septembre 2016 devant la Cour d'appel. En septembre 2017, il attendait toujours la convocation... Les yeux d'Ivan étincellent quand il me montre le tas de journaux rangés sur la chaise à côté de lui. Un large sourire sur son visage, il a l'air d'un acteur sur scène jouant un rôle qu'il connaît par cœur. Redressant son dos courbé, la poitrine ouverte, il adore parler géopolitique; de l’éclatement de la Yougoslavie à l’intervention des Etats-Unis en Libye, tout y passe. 

Mais c'est de sa vindicte qu’il est le plus fier. Il sort la version serbe du magazine Newsweek qui l'a interviewé il y a quelques mois à grand renfort de citations et affiche même de sa photo. «Tout est écrit noir sur blanc, m'assure-t-il en pointant l'article du doigt, d'un ton solennel. J’ai dit ouvertement ce que je pense. Je me sens menacé. A la mairie, on m'a annoncé qu'ils allaient me couper l’eau et l’électricité. Mais je connais ce terrain mieux que quiconque. Je trouverai d’autres tuyaux auxquels me raccorder». 

Derrière sa maison, pêle-mêle, des carcasses et d'autres pièces automobiles - hors d’usage ou pas? Il n’en est plus sûr lui-même! - font barrage au visiteur trop curieux. 

Comme celui que sa femme a surpris une nuit, il y a quelques années, un couteau à la main. «La pègre a toujours traîné par ici, certifie le septuagénaire qui vit dans cette maison depuis 1990. Les cambriolages étaient courants dans ce quartier de la gare.» 

A-t-il peur que quelqu’un ne vienne l’expulser au milieu de la nuit? Craint-il que des casseurs encagoulés ne lui rendent visite? «Je n’ai peur de personne. Ils auraient pu venir ici et raser ma maison avec moi et ma femme à l'intérieur. Je suis plus tenace qu’il n'y paraît», rit-il de toutes ses dents blanches. 

Se peut-il donc que sa maison survive au projet Belgrade Waterfront? Il balaie cette possibilité d’un revers de main. Non, il n’a pas envie de rester tout seul au milieu des ruines. Il attend juste le moment où on lui proposera un appartement «bien à lui». 

Un appartement pour lequel il obtiendra un acte de propriété. Un appartement dont sa fille et ses petits-fils pourront hériter un jour. Ce jour-là, l'inquiétude de «finir à la rue, avec sa femme», la seule qui compte à ses yeux, sera définitivement écartée. Ce jour-là, Bara Venecija verra son dernier résistant disparaître.