J’ai écrit un livre intitulé Robert Capa, traces d’une légende, avec mon complice, le journaliste chineur et fouineur Bernard Lebrun. Notre technique avait consisté à exhumer et rassembler tous les documents que l’on pouvait trouver sur le célèbre photographe tué en 1954 durant la guerre d’Indochine. Au-delà des clichés. Curieusement, nous avons découvert beaucoup d’éléments originaux. Capa était un photographe et un mythe dont les zones d’ombre comme l’immense talent éclairent une vie courte et lumineuse. Le personnage est séduisant, un peu voyou. Il est toujours là au bon moment certes, mais surtout il est à l’origine de ce qu’on a appelé le photojournalisme moderne. J’utilise cette expression parce qu’il n’est évidemment pas à l’origine du photojournalisme, mais d’une nouvelle étape qui va être décisive et débute au milieu des années 1930.
La presse illustrée à cette époque est très puissante, dans tous les pays d’Europe, aux Etats-Unis ou encore au Japon. Quotidiens, hebdomadaires, mensuels publient beaucoup de photos, de récits photographiques, de photomontages et rivalisent d’audaces graphiques. La France n’est pas en reste, la Suisse non plus, même si elle demeure plus timide. C’est la presse contemporaine qui s’invente, mais aussi la grammaire du langage visuel de la publicité politique ou commerciale. Il y a alors trois tendances qui influencent les chasseurs d’images: une photographie dite «nouvelle», constructiviste ou ouvriériste, venant d’Union soviétique, «la nouvelle vision», plus artistique à base d’expérimentations, et un photojournalisme toujours plus agressif pour témoigner au plus près de l’événement. La presse illustrée allemande est la plus inventive et c’est à Berlin que Capa va se former, puis à Paris à partir de 1933, qui devient, grâce aux nombreux émigrés, le centre mondial de l’invention photographique avec Germaine Krull, André Kertesz ou Brassai... Dès le début de la guerre d’Espagne, Endre Friedmann, c’est son vrai nom, va ainsi passer, en un an, de photographe réfugié inconnu crevant de faim à meilleur «photojournaliste de guerre» du monde. Avec ce nom, Robert Capa, qu’ils ont inventé avec sa compagne et consœur Gerda Taro, autre patronyme fabriqué, mais surtout grâce à l’originalité de son regard, il a institué une nouvelle relation avec les journaux avec lesquels il travaille, surtout le magazine Regards. Ses photos du siège de Madrid, tenu par les républicains, par les troupes rebelles et nationalistes du général Franco, sont tellement bonnes que la direction du journal leur accorde dix ou douze pages et la couverture. En une, on signale «un reportage sensationnel de Robert Capa»; à l’intérieur, les photos sont accompagnées de longues légendes rédigées par lui, les photos formant en elles-mêmes un récit. C’est ça le photojournalisme moderne, avec un élément supplémentaire: Capa veut garder ses négatifs, contrôler leur usage et les légendes qui les accompagnent ainsi que créditer ses images. Ce que le Hongrois invente là est révolutionnaire, et il a déjà en 1938 – plusieurs courriers l’attestent – l’idée de regrouper les photographes dans une coopérative basée sur ces principes. Il y parvient en 1947 en créant à New York l’agence Magnum avec ses amis Henri Cartier-Bresson, David Seymour-Chim, George Rodger et William Vandivert. Werner Bischof devient, en 1949, le premier membre suisse de la bande.