Le Journal, un quotidien «de combat littéraire et politique», paraît pour la première fois le 28 septembre 1892. Fernand Xau, son directeur, pense immédiatement à proposer à Séverine de collaborer. Pour son premier article, elle renoue avec le reportage de terrain, qui lui avait valu tant de soutien et de succès auparavant. Les «casseuses de sucre» de la maison Sommier se sont mises en grève, suivies dans un premier temps par leurs consœurs des maisons Lebaudy, Lucas et François. Ces dernières ont finalement repris le travail, mais les ouvrières de Sommier maintiennent leurs revendications. Pour étayer son article, Séverine, bien décidée à soutenir les grévistes, va même jusqu’à essayer de se faire embaucher, pour témoigner au plus près et au plus juste de ce que vivent ces ouvrières au quotidien.
Etre gréviste sans avoir été ouvrière peut sembler, au premier abord, assez paradoxal. Mais si je n’ai pas tâté de l’usine, tout au moins un jour, c’est la faute aux patrons qui, avant-hier, n’ont point embauché. Je voulais savoir, techniquement, l’origine et le but de cette grève; connaître, par expérience plutôt que par ouï-dire, les âpretés, les tristesses de ce métier dont le nom a égayé Paris; me rendre compte, enfin, de la somme de volonté, d’endurance, de fatigue, qu’est tenue de fournir une créature pour arriver à gagner juste de quoi ne pas mourir – et recommencer le lendemain! Aller là-bas en «dame», fût-ce en amie, carnet et crayon au poing, reporteresse parmi les reporters, c’était m’exposer à en savoir peut-être moins qu’eux; en tout cas, à n’en pouvoir faire davantage, à demeurer parquée dans le même cercle d’évolution, dans le même ordre d’idées. La besogne de journaliste est, malheureusement, besogne officielle, en pareille occurrence; ce qui, sans diminuer son intérêt, la frappe souvent de stérilité. Quel que soit le rang de l’informateur dans la hiérarchie professionnelle, il est connu, obligé de se faire connaître – d’où, infériorité. Les deux parties adverses ne lui disent que ce qu’il leur plaît de lui dire; ne lui laissent voir que ce qu’il leur plaît de lui laisser voir. Tandis que l’idéal serait de passer ignoré, anonyme, si semblable à tous que nul ne vous soupçonnât; si mêlé à la foule, si près de son cœur qu’on le sentît vraiment battre, rien qu’à poser la main sur sa propre poitrine… flot incorporé dans l’Océan, haleine confondue dans le grand souffle humain! Pour les questions de travail, surtout, cela me paraît utile. Décrire la vie ouvrière ne suffit pas – il faut la vivre, pour en bien apprécier toute l’injustice et toute l’horreur. Alors, on sait ce dont on parle; on est vraiment l’écho de ce qu’on a entendu, le reflet de ce qu’on a vu; on s’imprègne jusqu’aux moelles de pitié et de révolte! Faire «de chic», avec la meilleure volonté, le plus beau talent du monde, ne donnera jamais l’impression de sincérité qu’obtient parfois un être inculte, reproduisant barbarement ce dont il fut témoin ou acteur. Et il n’est pas besoin de consacrer des années, des mois, des semaines, à cette étude, à ce voisinage, à cette épreuve, du moment qu’il n’est point question d’étudier les finesses du métier, d’y devenir apte à conquérir son salaire – ou de catéchiser, comme en Russie, des âmes ignorantes. Nos ouvriers savent penser sans guide; et les iniquités dont ils pâtissent sont tellement évidentes (et, hélas, si monotones) que quelques heures suffisent, pour qui sait regarder et entendre, à les enregistrer. C’est cela que j’ai fait. Presque une journée, mêlée à ces pauvres filles, vêtue comme elles, j’ai erré sous l’œil des sergots devant l’usine déserte, dans la camaraderie morne de l’inhabituelle oisiveté. Je me suis arrêtée à leurs étapes; j’ai entendu leurs doléances librement formulées; j’ai pénétré dans les usines, vu fonctionner le travail de celles qui s’étaient soumises – ayant trop d’enfants ou trop faim! – et c’est pourquoi je puis aujourd’hui vous dire, en toute connaissance, ce qu’est cette grève, et combien elle mérite d’intérêt et de sympathie.