Jamais oncle Daniel n’a été aussi visible. Nous sommes le mardi 21 mai 2019 et, à Mons, dans une salle d’audience pleine à craquer, l’affaire le concernant va être jugée. Au centre, une vitrine posée sur un chariot renferme ses effets personnels enveloppés dans du papier kraft: ses vêtements et ses papiers à moitié calcinés, sa statuette de la Vierge, son coffre, son poêle, sa fourche à foin… La nuit dernière, j’ai rêvé que même ses restes carbonisés, demeurés gravés sur ma rétine, étaient exposés. En revanche, il n’y a pas de photo de lui, ce qui me dérange, car j’estime que la victime devrait au moins avoir un visage. C’est pourquoi j’ai emporté une copie de sa dernière bonne photo, celle du mariage de sa cousine en 1977, que je voudrais déposer officiellement dans la salle, si c’est autorisé.
A mon grand soulagement, je vois que quatre des cinq accusés sont présents dans le box qui leur est réservé. Dents serrées, yeux baissés, mains sur les genoux. Plus de capuches ni de baskets. Arno porte un costume gris trois pièces. Ahmed, un cardigan bleu Lacoste. Pascal, un gilet sans manches, et Dylan, un pull à col roulé blanc. Quatre gentils garçons assis côte à côte, mais plus des camarades, l’esprit de groupe s’est envolé. Où est Rachid? Le procès devait commencer à 9 heures, mais à cause de l’absence de Rachid, cela ne va pas être possible. Seuls deux reporters locaux sont assis sur le banc de la presse, à côté de moi. Pour un vieux fermier, les journalistes ne se déplacent pas en force, le sujet n’attire ni les spectateurs ni les lecteurs. Une photographe vient me demander si j’accepte d’être reconnaissable à l’image. Elle promet de flouter mon visage, comme pour les jeunes accusés. C’est aujourd’hui que les jurés sont tirés au sort. Des listes ont été établies au préalable. Ils ont entre 28 et 65 ans, savent lire et écrire, et ont un casier judiciaire vierge. Ils sont 200, paraît-il, à avoir été convoqués pour ce procès, mais une bonne partie d’entre eux ont allégué une raison sérieuse de ne pas pouvoir venir. Les autres sont entassés, au milieu d’un grand brouhaha, dans l’espace réservé au public, sur les bancs des témoins, et même dans le couloir. Cela ne se fait plus aussi souvent que par le passé de réunir un jury d’assises, ai-je appris. Quelques dizaines de fois par an au maximum, et uniquement pour les affaires les plus graves.
Lorsque Rachid franchit la porte de la salle avec une demi-heure de retard, ses avocats poussent un soupir de soulagement. Il se tient debout un moment, pile en face de moi. Un homme robuste au visage carré. Avec de grosses lunettes et une barbe taillée en collier. Il porte un sweat noir, voyant, avec une tête de tigre et la marque Kenzo qui s’étale sur sa large poitrine. «La cour», annonce l’huissier, à la moustache de morse impressionnante. Et tout le monde se lève. Les trois juges et le procureur, tous en toge rouge, prennent place sur l’estrade. A leur droite, une dizaine d’avocats vêtus de leur robe noire, deux par accusé, dont des ténors du barreau, comme Dimitri de Béco, Thomas Gillis et Michael Donatangelo. La juge Martine Baes, présidente de la cour, lit à haute voix la liste des candidats-jurés. Chacun doit répondre présent à l’appel de son nom. Certains sont absents malgré l’obligation légale de se présenter au tribunal. Ensuite, les candidats peuvent invoquer un motif professionnel ou personnel les empêchant d’assister au procès, en en remettant éventuellement la preuve. Ils s’approchent de l’estrade. «Nous partons en voyage, madame la présidente.» «Je suis artisan et on ne peut pas se passer de moi.» «Je suis fonctionnaire et le bourgmestre ne m’a pas accordé de congé.» Cette fois la juge intervient d’un ton tranchant:
– C’est inouï. Dites au bourgmestre que c’est une obligation civique.
Et, se tournant vers le procureur:
– Quelles sont les sanctions encourues, monsieur Dupuis?
– Une plainte et une amende, madame la présidente.
Presque toutes les excuses, aussi grotesques soient-elles, sont néanmoins acceptées. Les noms restants sont mis dans une urne. La présidente pioche un papier à la fois et demande au candidat tiré au sort de s’avancer. Certains candidats sont récusés par la défense, qui n’est pas tenue de justifier sa décision. Google et Facebook contribuent à la composition du jury, car c’est devenu une habitude de vérifier le profil des candidats-jurés sur internet. Un petit homme grognon, assis derrière moi et qui n’a cessé de gémir et de se plaindre du temps et de l’argent que cela lui coûtait, jubile presque quand sa candidature est rejetée. Finalement, les jurés sont au complet et ont prêté serment. Ils sont douze, comme les apôtres. Huit femmes et quatre hommes. Je suis pris d’un sentiment de malaise quand ils se tournent vers moi, le regard empli d’une douce sollicitude. J’ai déjà eu le statut de proche d’une victime, mais c’est la première fois que cela me confère une certaine supériorité morale et que j’ai si peu à voir avec celui dont l’existence a été brutalement interrompue.
– Monsieur de Stoop, avez-vous un document à déposer en tant que partie civile? demande la présidente.
– Une photo, et j’ai une courte lettre à lire, dis-je.
– A partir de maintenant, nous vous considérons donc officiellement comme partie civile, enchaîne-t-elle d’un ton autoritaire.
Elle s’adresse au jury. «Vous devez bloquer votre agenda pendant deux semaines, jusqu’au 6 juin. Pendant cette période, vous ne pourrez pas parler de l’affaire à l’extérieur du tribunal, mais uniquement entre vous. Celui qui exprime une opinion durant le procès, même un air ou un regard désapprobateur, peut être exclu. Les accusés sont présumés innocents jusqu’à preuve du contraire. C’est au procureur et à la partie civile d’apporter les preuves de leur culpabilité.» Ahmed me fixe droit dans les yeux, son regard perçant me fait l’effet d’un rayon laser. Il se ronge les ongles. Il me semble le plus impénétrable des cinq. Je me tasse un peu plus sur le banc réservé à la partie civile, où je me tiens désespérément seul, face au bloc des avocats. L’atmosphère a quelque chose d’irréel. C’est un monde de codes et de rituels que je ne connais pas. La présidente demande aux cinq accusés de se lever, un à un, et de donner leur nom ainsi que leurs date et lieu de naissance. Mal à l’aise, ils répondent en bredouillant, de manière presque inintelligible, n’ayant pas tout de suite compris qu’ils devaient appuyer sur le bouton du micro. Je vois Rachid, debout dans le box des accusés, une boule de nerfs à présent, qui soupire, hoche la tête, bégaye quand la présidente le réprimande pour s’être présenté en retard ce matin.