En quelques semaines, Albert Meyer a reconstitué l’ordre de bataille allemand en Bretagne, et il dispose de suffisamment d’agents sur place, outre les maristes, pour faire les mises à jour qui s’imposent chaque mois. Reste à organiser la dernière partie de son expédition qui porte sur l’une des zones les plus délicates de la région. Pourchot lui a en effet demandé de pousser son exploration jusqu’à la Normandie, afin de repérer les défenses côtières de ce qui – Pourchot l’ignorait encore – allait devenir les plages du débarquement du 6 Juin 1944. Dans un premier temps, Meyer se replie sur la villa de Saint-Malo afin d’effectuer les dernières mises au point. Il s’aperçut par la suite qu’il avait reproduit un système identique à celui qu’il avait adopté à Belfort et à Paris, prenant le risque de transformer des résidences familiales en bases arrière soigneusement isolées de ses autres caches locales. Le cœur plein de regrets, il quitte le havre malouin pour Langrune dans la baie de Seine en Normandie. L’agent secret sait bien qu’il ne pourra pas traîner longtemps le long du mur de l’Atlantique sans se faire arrêter par les Allemands. Et là, pas question de descendre à l’hôtel… Par chance, avant de quitter Garches, sa cousine Marcelle Meyer lui a remis l’adresse de l’une de ses vieilles amies qui habite en plein centre de Langrune. Une lettre annonçant sa venue l’y a précédé.
Langrune était une petite bourgade qui, comme bon nombre d’agglomérations normandes, prétendait au titre de station balnéaire depuis les congés payés de 1936. Quand Meyer y arrive, la guerre et l’approche de l’hiver l’ont transformée en ville fantôme. Les habitants du pays ont fui cette région militarisée à outrance depuis le début de la construction du mur de l’Atlantique. De Saint-Aubin à Langrune en allant vers Caen, l’agent secret note que «toutes les propriétés du bord de mer (ont) été minées et transformées en blockhaus, un canon de moyen calibre installé en général au premier étage de chaque maison.» Seules restent quelques familles résidant à l’intérieur des terres à 800 mètres des premières maisons du front de mer. Dans sa partie accessible par mer, la ville est ceinturée d’immenses grillages hauts de 2 mètres et épais de 1,50 mètre. Passant devant l’Hôtel Cauvin, Meyer remarque la présence de deux gros canons à longue portée arrimés sur une plate-forme avancée. A côté, l’Hôtel des Fougères a été détruit pour offrir plus de visibilité aux artilleurs. Un champ de mines d’environ un kilomètre protège l’installation. Accélérant le pas, Meyer s’enfonce vers le centre-ville. Il trouve sans mal l’adresse de l’amie de sa cousine. On l’attend, et il n’est pas fâché de rencontrer une présence accueillante dans cette ville peuplée de canons, de mines et de sentinelles allemandes. Le lendemain, il commence son exploration. A Riva-Bella, le casino a été démoli pour faciliter la défense de la ville. Mais circuler à vélo présente décidément trop de risques. S’il veut travailler efficacement, il faut se résoudre à prendre le train. Depuis Paris, il avait pris soin de poster à l’adresse de son repaire de Langrune de faux laissez-passer de l’organisation de génie civil allemande Todt. Muni du précieux papier bleu, il fera un ouvrier du STO (Service du travail obligatoire) tout à fait acceptable. Il lui suffit de se fondre dans la masse pour observer les défenses côtières à son aise. Le matin, debout à 6 heures, comme les autres travailleurs de la région qu’il retrouve devant le comptoir du bistrot local pour sa première collation. Comme tout le monde, une fois l’eau chaude colorée de café engloutie, force lui est d’avaler d’un trait un verre de calvados. L’épreuve surmontée, il suit les ouvriers dans leur procession silencieuse jusqu’à la gare la plus proche puis les accompagne dans le petit tortillard qui lui fera visiter la côte normande, ses vaches… et ses blockhaus. Il descend au terminus, se sépare de ses compagnons de voyage qu’il retrouvera dans quelque bistrot à l’heure du déjeuner et passe la matinée à s’affairer afin de ne pas éveiller la curiosité des rares passants et des nombreux soldats allemands. L’après-midi pareillement rempli le conduit jusqu’à l’heure de la délivrance où il s’entasse dans le train côtier avec les hommes exténués par une journée de travail.