En Europe, pendant la Seconde Guerre mondiale, nos pères avaient été enrôlés au nom de la patrie. L’un d’entre nous était fils de boulanger, à trois ans déjà prédestiné à reprendre la clientèle paternelle. L’autre, fils d’un médecin polonais et d’une infirmière grecque qui s’étaient connus sur le front russe, puis perdus de vue. Un autre encore était l’enfant d’un instituteur engagé dans la Résistance, mais pas trop. On était venus au monde, sans avoir choisi notre condition, surtout pas celle d’être le fils d’un criminel de guerre, échappé de peu à la peine capitale, et dont il faudrait porter le nom toute une vie durant. L’éducation que donnait un tel père consistait en fessées une fois par semaine, en punitions dans le noir et la prière à chaque repas. Après tout, on n’était que des garçons.
En Chine, nos parents revenaient de la guerre dans le Pacifique, certains d’entre nous étaient nés à la suite d’une permission pour se retrouver finalement orphelins de père quand les cercueils, alignés sur le porte-avions, avaient été recouverts d’une bannière inconnue. Dans les colonies africaines, nos mères nous avaient mis au monde dans des cliniques réservées aux colons, derrière des moustiquaires avec des domestiques en gants blancs. Ou bien, trop pauvres pour se payer une sage-femme, elles avaient accouché seules, hurlant qu’elles ne voulaient pas d’enfants. Nos pères, nés colonisés, étaient partis à la guerre malgré eux, contre la promesse d’une nation indépendante dès la victoire finale contre les nazis. Ils ont gardé leurs fusils pour s’en servir plus tard contre ceux qui avaient renié leur parole. En Amérique du Sud, certains d’entre nous ont ouvert les yeux dans une finca. Les voilà enfants de propriétaires malgré eux, avec une nounou indigène, des domestiques obséquieux, un chauffeur toujours armé pour éviter les enlèvements d’enfants. On va grandir dans un cocon, et vite s’apercevoir qu’en dehors de cette bulle d’autres jalousent les privilèges dont jouissent nos parents. Nos ancêtres, arrivés à la fin du dix-neuvième siècle comme de pauvres émigrés, s’étaient établis sur des terres qui ne leur appartenaient pas, avaient agrandi leur domaine à la pointe du fusil de l’armée des colons. En deux générations, quelques émigrés aux dents longues avaient accaparé d’énormes territoires, de substantielles richesses et voilà qu’on naissait là - bien mal acquis ne profite jamais. Plus tard, lentement, nos yeux vont s’ouvrir, on se révoltera contre ce milieu pourri. Certains d’entre nous, rêvant de guérilla, prendront les armes contre les dictatures.
Trente mille nazis en fuite, venus se cacher en Amérique latine avec l’aide du Vatican, s’étaient engagés dans la garde prétorienne des dictateurs locaux. En Argentine, au Paraguay, au Chili, longtemps encore, ces militaires émigrés perpétueront le culte d’Hitler et de la race. En Amérique du Nord, certains d’entre nous étaient nés dans un camp, où des citoyens américains étaient enfermés parce que leurs parents étaient venus du Japon avant la guerre pour travailler dans les fermes de Californie, les mines du Delaware. Des dizaines de milliers d’entre eux, soupçonnés de complicité avec l’ennemi à cause de leur couleur de peau, s’entassaient dans des camps perdus accrochés au désert, en attendant la fin de la guerre. C’était des camps moins cruels qu’en Europe, des enfants naissaient là, du linge séchait entre les baraques et, le dimanche, le culte rassemblait gardiens et prisonniers. Ceux d’entre nous qui sont nés derrière ces barbelés en conserveront toute leur vie une marque dans leur passeport. En Australie, on était nés sur un sol qui venait de voir passer un million de soldats nord-américains. Ils se battaient dans le Pacifique contre l’avancée des armées aux yeux bridés. De pauvres types en guenilles, ces soldats japonais, tellement affamés que quand ils capturaient un ennemi, leurs officiers leur ordonnaient de le manger. Longtemps encore, ces cannibales terrifiaient nos pères. Quand nos mères disaient en riant «je te mangerais bien», eux, les anciens prisonniers des Japonais devenaient pâles. Dans la nouvelle capitale de l’Australie, certains d’entre nous étaient nés fils de fonctionnaires dans une petite famille qui chaque matin levait les yeux sur le portrait du roi d’Angleterre, au-dessus de la cheminée, sur fond de peau de kangourou géant. Il paraît que le roi Georges voit tout, même les pensées d’un petit garçon qui se demande pourquoi une maman kangourou a dû mourir pour servir de parure à un roi qui a envoyé oncles, pères et grands-pères se faire bouffer crus par les Japonais. Le petit garçon a vite appris le mot «Antipodes» qui signifie qu’ailleurs qu’en Australie, les gens marchent sur la tête, et le roi sur sa couronne. Quand il sera grand, le garçon partira pour l’Angleterre, voir à quoi ressemble ce monde à l’envers. Peut-être que là-bas l’éducation est moins sévère et les papas ne vous donnent pas des coups de ceinturon quand vous dites un vilain mot. Du côté de l’Oural, quelques-uns d’entre nous ont appris à manger avec une mère qui dit «une cuillère pour papa, une cuillère pour Joseph Staline». Mais papa n’est pas revenu, Staline l’avait mangé à la sauce goulag. D’autres avaient un père gardien de camp, mais la différence n’était pas évidente. Plus tard à l’école, pour les uns et les autres, l’instituteur décrochera le portrait du Petit père des peuples.