Sept.info | Le dernier homme de la dernière vallée de Suisse

Le dernier homme de la dernière vallée de Suisse

© Pinaki

En hiver, Köbi ne peut pas sortir de sa maison tant il neige. Il survit grâce aux centaines de kilos de provisions qu’il achète en automne en Italie voisine.

Tous ceux qui vivaient là autrefois sont partis. Tous, sauf Köbi. La route qui mène à son alpage est si raide et si étroite que «même les Jeeps sortent des virages», m’assure le sexagénaire. L’endroit est si isolé que durant la saison froide il ne peut pas sortir de sa maison tant il neige. Et les chasse-neige ne s’y risquent pas en raison des incessantes avalanches. Celles dites de «poudreuse» ou «sucre en poudre» dévalent les pentes à une telle vitesse qu’elles vous laissent peu de chances. La vie ici se mesure en mètres. «Tu dois avoir tout ce dont tu as besoin à portée de main pour survivre, lui avait conseillé son père. Tout ce qui est plus loin est trop loin. Et tu mourras probablement en chemin.» Alors Köbi reste dans son chalet et n'en sort que pour nourrir ses bêtes, dans l’étable juste de l’autre côté de la route. De la fenêtre de sa cuisine, il a vue sur le bâtiment voisin qui abrite le chaudron dans lequel il fait son fromage à la belle saison et sur l'école où il est allé, il y a bien longtemps.

Bienvenue dans le bien nommé Zwischbergental, une vallée sauvage au-delà de la crête sud des Alpes coincée entre les montagnes et entre deux pays, la Suisse et l’Italie; un territoire valaisan de seize kilomètres de long qui ne mérite pas même une appellation, à peine une description: zwischen signifie «entre», Berg «montagne» et Tal «vallée». Située dans la commune Zwischenberg, la dernière de Suisse dans l’ordre alphabétique, elle est aussi reléguée au fin fond du pays. Si loin que, comme tout ce qui se trouve à l'est du col du Simplon, elle est orientée depuis toujours vers l'Italie que ce soit pour le travail ou la nourriture. D'ailleurs, outre leur propre dialecte suisse allemand, ces montagnards ont de tout temps parlé italien. Jusque dans les années 1970, ils étaient coupés de tout durant les six mois d’hiver; au point de revendiquer leur propre identité. Aujourd'hui encore, quand ils passent le col du Simplon pour se rendre dans la vallée du Rhône, ils disent qu’ils vont «en Suisse», comme s’il s’agissait d’un autre pays. Il faut dire que l'Italie est partout ici: tant au bas de la route sur laquelle dévalent les avalanches que sur les sommets qui forment la frontière orientale du Zwischbergental. L'hiver, Köbi est isolé, bloqué dans le cirque immaculé. Impossible de rallier la civilisation pour y vendre le lait de ses vaches et son fromage. Impossible de se ravitailler. Alors, à l’instar des habitants de tous ces villages du bassin versant du Pô, le dernier homme de la vallée prépare minutieusement le siège. Chaque automne, il descend dans la région du Piémont pour acheter les kilos de provisions qui lui permettront de vivre en autarcie pendant plusieurs mois: 100 kg de pâtes, 40 kg de riz, 50 kg de polenta. Avant, il faisait son pain lui-même, maintenant il l'achète et le congèle. C'est d’Italie aussi que viennent ses ancêtres dont les portraits sont épinglés sur l’une des parois de bois de son salon, entre le vieux four de pierre et la photo du pape Benoît XVI. Les Italiens ont en effet été les premiers à coloniser la vallée du Zwischbergental. Son grand-père, Johann Squaratti, né le 15 janvier 1875, venait de Bergame, à plus de 200 km – et peut-être de Brescia avant. Berger, il a traversé la frontière et s’est installé en 1904 à Bällegga, un hameau à 1’176 mètres d’altitude traversé par la Grande Eau (Grosses Wasser), d’où son petit-fils Köbi me raconte aujourd’hui son histoire. A l'époque, Bällegga n'était qu'un alpage d'été, et les deux ou trois cents moutons qui y paissaient redescendaient passer l’hiver à Gondo, à l’entrée du Zwischbergental. Comme les 120 personnes qui peuplaient alors la vallée, Johann n'avait pas beaucoup d'argent, mais il préférait cette vie chiche à la pauvreté endémique de la péninsule. Chaque famille possédait une poignée d'animaux et... beaucoup d’enfants. Pendant des générations, elles ont gratté ces pentes, tirant le maximum de la terre pour se nourrir. Le maigre surplus était échangé contre des denrées qu’elles ne pouvaient produire. Parfois trop nombreux pour être nourris, les enfants étaient «vendus» contre une petite rémunération à des familles d’accueil paysannes en quête de main-d’œuvre. Ceux qui restaient, travaillaient et traversaient les cols pour acheminer des cigarettes en Italie. Avec la construction de nouvelles routes, la contrebande a disparu et, grâce aux subventions gouvernementales et aux techniques modernes, les agriculteurs du Zwischbergental ont pu dépasser le stade de la subsistance. Pourtant, tous ceux qui vivaient dans cette vallée pittoresque et étroite sont partis, laissant derrière eux Köbi. Ils estivent désormais avec leurs bêtes à Gondo ou au Simplon avant de redescendre en plaine l'hiver.

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