Ted Ngoy, le roi khmer du donut (1/2)

© Giulio Di Sturco
Ted Ngoy a fait fortune dans les donuts avant de tout perdre au jeu.

Ted Ngoy a échappé au génocide cambodgien et fait fortune dans les donuts avant de tout perdre au jeu. Il a su rebondir, mais les centaines de boutiques de donuts qu'il a semées en Californie sont menacées par le géant du beignet américain.

En plein mois d’août à Modesto, au cœur de la Vallée centrale de Californie, il règne une chaleur caniculaire à l’extérieur du nouveau Dunkin’ Donuts. Nigel Travis, PDG de Dunkin’, se tient sur une petite estrade en béton près de la sortie du drive-in du premier restaurant de sa chaîne en Californie. A quelques mètres de là, un jeune homme, vêtu de la tête aux pieds d’un costume en mousse en forme de tasse de café, fait signe aux clients. La file d’attente court jusque sur le parking et les clients s’éventent comme ils le peuvent. Non loin de là, les sanctuaires de fraîcheur que sont McDonald’s, Jack in the Box et Taco Bell accueillent les visiteurs souhaitant déjeuner. Malgré la chaleur, Travis, un grand homme à lunettes dont les cheveux gris sont coiffés en arrière, porte une veste de costume épaisse. On peut deviner ses origines britanniques rien qu’aux motifs à carreaux de la veste – sans compter les efforts qu’il déploie pour atténuer son fort accent européen.

Dunkin’ Donuts contrôle 56% du marché des donuts aux Etats-Unis et vend plus de cafés à l’unité que Starbucks. Pourtant, la chaîne n’a jamais connu le succès en Californie. Dans les années 1980, elle s’est développée vers l’ouest en ouvrant quinze établissements au total à travers le pays. Mais en 2002, ils étaient tous fermés. Travis est devenu PDG en 2009. Sous sa direction, Dunkin’ a décidé de faire un nouvel essai. En 2012, la chaîne a ouvert un nouvel établissement à Camp Pendleton, au nord de San Diego. Peu de temps après, Travis a annoncé une nouvelle stratégie californienne à faire pâlir la tentative précédente: Dunkin’ a signé deux cents accords de franchise dans cet Etat et a pour projet d’y ouvrir mille établissements de plus dans les années à venir.

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La boutique Sunny Donuts, à San Jose, a gardé les couleurs caractéristiques de Dunkin’ Donuts. © Sunny Donuts

Dunkin’ voit la Californie comme sa manifest destiny (destin manifeste). Au milieu des années 1950, William Rosenberg, fondateur de la chaîne – alors centrée sur la côte est des Etats-Unis – a visité la Californie du Sud lors de ses recherches à travers le pays. Il a remarqué qu’à l’ouest, on prenait son petit-déjeuner dans sa voiture, au lieu de prendre le temps de s’asseoir à une table. Il a aussi constaté que les Californiens raffolaient des donuts. Pour un conducteur sous pression, rien n’est plus simple, bon marché et délicieux qu’un donut. Une seule main suffit pour le déguster. Les propriétaires des boutiques de Californie avaient érigé des sculptures en forme de donut le long des autoroutes et des passages les plus fréquentés. On ne pouvait pas les rater, elles étaient destinées à appâter les automobilistes affamés. C’était la terre promise, un endroit magique où les donuts flottaient dans les airs et resplendissaient sous les derniers rayons du soleil couchant.

Le nouveau drive-in de Modesto est plein à craquer. Les voitures tournent au ralenti. Toutes les 20 secondes environ, un conducteur essaie de quitter la file et lutte pour se frayer un chemin à travers la foule compacte. «Au Dunkin’ Donuts de Modesto, vous pourrez découvrir notre large éventail de choix à savourer et à boire, me confie Travis. Parmi lesquels nos fameux thés et cafés, chauds ou glacés, cafés latte, Coolattas, et sandwichs pour petit-déjeuner. Certains clients fidèles à Dunkin’ depuis des années m’ont demandé d’où sortaient ces sandwichs pour petit-déjeuner. Ils étaient surpris de les aimer à ce point.» En racontant cela, Travis fixe la camionnette qui avance nerveusement centimètre par centimètre.

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Une boutique locale de Modesto (Californie) qui se bat contre le géant rose-orange. © Mr T's Delicate Donut

De l’autre côté de la rue, une autre boutique de donuts est elle aussi bondée de clients. Mr. T’s Delicate Donut, fondé par Winnie Hou, est l’un des établissements favoris des gens du coin depuis une vingtaine d’années. A l’intérieur, on aperçoit à travers la fenêtre de la cuisine ouverte un homme retourner les donuts dans une friteuse à l’aide d’une paire de baguettes en bois. A côté de l’image de marque rondement menée de Dunkin’ Donuts et de son aménagement intérieur conçu pour que les files d’attente avancent aussi vite que possible, Mr. T’s fait pâle figure. Quelques tables en marbre sont disposées le long de grandes fenêtres et une vitrine à l’éclairage fluorescent met en valeur une trentaine de variétés de donuts. Et pourtant, le cas de Mr. T’s est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est l’un des maillons d’une chaîne d’environ mille cinq cent boutiques de donuts indépendantes. Très présentes dans les centres commerciaux, elles égayent les rues principales de San Ysidro à Arcata.

Pendant plus de trente ans, elles ont sévèrement concurrencé les chaînes comme Winchell’s, Krispy Kreme et, pendant sa première expansion californienne, Dunkin’ Donuts. Ce qui surprend peut-être le plus concernant ces boutiques omniprésentes, c’est que la plupart d’entre elles sont tenues par des Américains d’origine cambodgienne. C’est en partie pour cette raison qu’elles sont si tenaces. Au comptoir de Mr. T’s, je fais la connaissance de Sandy Hou, étudiante souriante de l’Université de Californie à Irvine. Cet été, elle aide sa famille à tenir la boutique. Je commande un donut et lui demande si l’arrivée de Dunkin’ à Modesto l’inquiète. Elle hausse les épaules et me donne la même réponse que tous les propriétaires de boutiques tenues par des Cambodgiens que j’ai pu interroger à travers l’Etat. «Notre clientèle est fidèle, dit-elle en glissant une barre de chocolat dans un sac en papier blanc. Notre boutique se porte très bien.»

A quelque 13’000 km de Modesto, au sud du Mékong, l’homme qui a introduit les Cambodgiens sur le marché californien des donuts est sur le point de porter un toast. Ted Ngoy a 74 ans. Ses cheveux grisonnants se raréfient au sommet de sa tête et ses pantalons amples forment une ligne équatoriale autour de son ventre légèrement bedonnant. Seules ses joues, nourries aux donuts, montrent encore curieusement quelques signes de jeunesse. 

Devant lui, une quinzaine de membres de la haute société cambodgienne sont réunis autour d’une table en bois de Tamarin et affichent un air satisfaits. Parmi eux se trouvent le porte-parole officiel du gouvernement royal, un sénateur, un docteur dont le nom a été donné à une université, et le propriétaire de la boucherie haut de gamme dans laquelle ils se trouvent. La réunion se tient à Phnom Penh, oppressante capitale du Cambodge, où le souvenir des atrocités du passé est encore vivace. On s’en remet, difficilement, tout doucement, et quand on a fait fortune sur le marché du donut, on peut intégrer sa haute société. Plusieurs des membres présents ont des liens directs avec l’industrie du donut en Californie, où les réfugiés du pays déchiré par la guerre se sont enseignés les uns aux autres leurs savoir-faire dans les commerces de proximité de l’Etat. Là-bas, quelques hommes d’affaires ont réussi à s’enrichir et ont pu retourner au Cambodge, y exerçant une influence certaine.

«Puissions-nous tous connaître la solidarité et l’amitié», proclame Ted Ngoy en khmer. C’est un toast simple, mais il ravit l’audience. Au moment où la charcuterie arrive sur des plateaux, les dignitaires portent à leurs tours des toasts à l’intention de Ngoy. Rien qu’aux sonorités de ces témoignages, on peut aisément deviner l’essentiel de ce qu’ils disent: «Longue vie au roi des donuts de Californie! Longue vie à Ted Ngoy!» Bun Tek Ngoy est arrivé à Camp Pendleton à bord d’un avion militaire en mai 1975, avec sa femme et ses trois jeunes enfants. Après l’invasion de son pays par une bande de malfrats sans pitié, c’est sans logement et sans argent qu’il a débarqué aux Etats-Unis. 

A l’âge de 35 ans, Ted Ngoy avait déjà connu mieux que la pauvreté dont il était originaire. Né d’une mère célibataire, dans une ville située près de la frontière du Cambodge avec la Thaïlande, il grandit dans une communauté très soudée, entre cultures chinoise et cambodgienne. Pour Ngoy, ce n’était pas suffisant. C’est la raison pour laquelle il déménagea à Phnom Penh, où il loua une chambre partagée et commença à apprendre le français et l’anglais.

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Avec de nombreuses boutiques de donuts présentes aux Etats-Unis, Ted Ngoy est surnommé le «roi khmer du donut».  © Giulio Di Sturco

Il tomba amoureux d’une magnifique jeune femme. Elle fréquentait les mêmes cours de langue que lui et appartenait à l’une des familles les plus estimées du pays. De nombreux jeunes hommes de bonne famille étaient déjà prêts à l’épouser. Quand Ted Ngoy entendit son nom, Suganthini, qui signifie «parfum», il lui évoqua des fleurs et trouva qu’elle le portait bien. Par une heureuse coïncidence, l’appartement miteux dans lequel il vivait se trouvait juste en face de la villa qui appartenait à sa famille. Ils commencèrent par entretenir une sage correspondance, se souvient-il, jusqu’à ce que Suganthini ait un jour l’audace de l’inviter dans sa chambre. Ted Ngoy franchit les barbelés et passa les gardes armés, avant de se faufiler dans la villa par la fenêtre ouverte de la salle de bain. Durant des semaines, il ne vécut quasiment que dans sa chambre, se cachant dès qu’un domestique venait la nettoyer. La trentième nuit, ils s’entaillèrent le doigt à tour de rôle sous la pleine lune en se jurant fidélité. (Bien plus tard, Ted Ngoy brisa cette promesse, et c’est cette trahison qui l’a mené à sa chute, d’après lui).

Malgré la forte opposition des parents de Suganthini, le couple décida de se marier. Le beau-frère de Suganthini était général en chef. Ainsi, peu de temps après son enrôlement dans l’armée en 1970, Ted Ngoy fut rapidement promu au poste de commandant. Le Cambodge, en revanche, était sur le point vivre un véritable cauchemar. Lors d’un coup d’Etat en mars cette même année, le prince fut destitué. Une guerre civile fut déclenchée. Les guérilleros communistes étaient déterminés à renverser le nouveau régime pro-américain. Ted Ngoy fut assigné à une ambassade en Thaïlande, où il vécut relativement en sécurité avec sa femme, sa fille et ses deux fils, tout en retournant à Phnom Penh régulièrement. Lors de son dernier voyage en avril 1975, il apprit que la capitale allait être assiégée. Il se souvient que l’un des derniers vols fut effectué par un avion militaire américain qui apportait un approvisionnement en riz.

En courant vers l’avion, Ted Ngoy vit des roquettes tomber tout autour de l’aérodrome. Le jour d’après, les communistes envahirent Phnom Penh et sonnèrent l’avènement du règne sanglant de Pol Pot. Entre deux et trois millions de personnes furent exécutées en moins de quatre ans. La famine en tua des centaines de milliers de plus.

Après avoir passé un mois dans un camp de réfugiés à Bangkok,Ted Ngoy et sa famille furent envoyés à Camp Pendleton. Ils vécurent dans des quartiers jusqu’à ce que l’église luthérienne située aux environs de Tustin ne se porte garante de leurs visas. Ils emménagèrent dans une modeste maison de location et l’église aida Ngoy à trouver un emploi en tant que gardien et agent d’entretien. Son parrain, un homme aimable nommé Dean, l’aida à en décrocher un second où il pompa de l’essence de nuit pour la compagnie pétrolière Mobil. Un soir à la station Mobil, alors qu’il n’y avait pas un chat, un collègue de Ted Ngoy lui demanda de surveiller son poste pour qu’il puisse se rendre de l’autre côté de la rue, dans une boutique nommée DK’s Donuts. En revenant, son collègue ouvrit une boîte et offrit à Ngoy un donut. Comme il n’en avait jamais mangé, il en choisit un au hasard. Leur goût lui rappela les beignets ronds qu’il mangeait au Cambodge lorsqu’il était enfant. Chaque soir après son service, il prit l’habitude de s’arrêter chez DK’s et constata que les clients affluaient à toute heure.

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Ted Ngoy en 1977 devant sa boutique de La Habra. © DR

Malgré son anglais laborieux et sa méconnaissance fondamentale des rouages du commerce, Ted Ngoy traversa la rue un soir et demanda aux deux femmes derrière le comptoir comment s’y prendre pour ouvrir une boutique de donuts. Elles lui répondirent que pour quelqu’un qui n’avait pas d’expérience, c’était risqué. Elles lui conseillèrent de se renseigner sur le programme de formation des managers de Winchell’s, la chaîne de donuts la plus représentée en Californie à l’époque. Dean le recommanda à Winchell’s en des termes élogieux et Ted Ngoy devint le premier d’une longue lignée d’immigrants indochinois à être accepté au sein de l’exigeant programme de formation. Pour un salaire mensuel de 500 dollars (soit 496 francs), Ted Ngoy apprit à nettoyer chaque recoin d’une boutique, à La Mirada où ils étudiaient, à manipuler de l’argent et à confectionner chaque donut de la carte. Il n’avait aucune expérience dans la restauration et eut du mal à comprendre le jargon culinaire au début, mais il apprit rapidement.

Quand il termina le programme, Winchell’s lui confia la gestion d’une boutique à Newport Beach. Il était fier de mettre en pratique les trois valeurs essentielles de la société: propreté, service et qualité. Il aimait aussi discuter avec les clients et voir son anglais s’améliorer. Son nom cambodgien, Bun Tek, posait parfois problème, et pour cette raison on le surnomma Ted. Un jour de 1976, un client se présenta avec un exemplaire de l’Orange County Register. L’homme avait entouré une publicité dans les petites annonces: une boutique de donuts à vendre. «Ted, tu devrais l’acheter», lui dit-il. Le commerce, appelé Christy’s Donuts et situé à proximité de La Habra, affichait le prix de 45’000 dollars (soit 44'621 francs). En travaillant pour Winchell’s, Ngoy était parvenu à mettre de côté 20’000 dollars (soit 19'829 francs), et les vendeurs lui prêtèrent la différence. 

En l’espace d’un an à peine après son arrivée aux Etats-Unis, Ngoy faisait l’acquisition d’une boutique de donuts. Il passa un mois à travailler pour les anciens patrons en tant qu’employé, afin de bien comprendre tous les rouages. Quand il reprit l’affaire, il ne fit qu’un seul changement opérationnel. Au lieu de tout cuire d’un coup chaque matin, il décida de répartir les cuissons en fournées tout au long de la journée. Ainsi, les donuts de chez Christy’s étaient toujours frais. Ngoy continua à gérer la boutique Winchell’s et Suganthini l’aida à diriger la nouvelle boutique. Avec deux salaires, Ngoy remboursa rapidement son emprunt et put acheter une seconde boutique à Fullerton l’année suivante.

Pour célébrer l’ouverture de sa boutique à Modesto, Dunkin’ mit en vente un donut spécial Californie. Fourré à la crème bavaroise, son glaçage représente un smiley portant des lunettes de soleil. Mais la pancarte qui se trouve à l’extérieur du nouvel établissement de Modesto porte un slogan révélateur: café et plus. «Si vous regardez nos ventes aux Etats-Unis, les boissons représentent 57% du chiffre d’affaires», me révèle Travis, PDG de la chaîne, quelques instants après avoir coupé le ruban d’inauguration avec une paire de ciseaux rose géante. «Ça fait plus de cinq ans que je travaille pour Dunkin’ Donuts, et à l’époque, ce qu’on voyait en premier, c’était son nom. Tout un symbole. On a voulu montrer que les boissons étaient également très importantes. C’est de là que vient le slogan “café et plus”. On aurait peut-être aussi dû mentionner les sandwichs.»

La stratégie de Dunkin’ Donuts fait partie d’un changement plus général dans l’industrie de la restauration rapide. Ce qui se vend le plus, et de loin, ce sont les boissons et les petits-déjeuners. «L’industrie de la restauration se porte assez mal depuis la récession, explique Bonnie Riggs, analyste pour la société NPD Group, spécialisée en études de marché. Mais ce qui marche fort, ce sont les petits-déjeuners. C’est ce secteur qu’il faut explorer.» Selon Riggs, ce sont dans les fast-foods que se rend 85% de la clientèle américaine quand elle choisit de prendre son petit-déjeuner hors de chez elle.

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Dunkin’ Donuts contrôle plus de la moitié du marché des donuts aux Etats-Unis. © Dunkin' Donuts

Comme les chaînes adaptent leurs menus pour attirer les clients du matin, des sociétés diverses comme Starbucks, Subway et Taco Bell, se retrouvent désormais en concurrence directe. Elles font face au roi du petit-déjeuner: McDonald’s. Dunkin’ Donuts est indéniablement en première ligne dans la guerre du petit-déjeuner. Etant spécialisée dans les donuts, la chaîne possédait déjà un menu spécial petit-déjeuner, et elle est aussi célèbre pour le goût de son café. En ouvrant de nouveaux établissements en Californie, Dunkin’ tente d’étendre son monopole sur les clients du matin. «La Californie occupe une part importante de ce marché grâce à la densité de sa population, affirme John Gordon, analyste de l’industrie de la restauration à San Diego. C’est aussi grâce à l’omniprésence des voitures. Les Californiens n’utilisent presque que ce moyen de transport pour aller travailler.»

Mais la marque, originaire du Massachusetts, n’est pas encore tout à fait reconnue ici. Un peu plus tôt cette année, la société s’est retrouvée mêlée à une controverse locale quand le promoteur du nouveau Dunkin’ de Long Beach a annoncé vouloir démolir le donut géant qui décore le site depuis 1958. Il appartenait au précédent propriétaire des lieux, Mrs. Chapman’s Angel Food Donuts. Les habitants aimaient beaucoup ce point de repère et s’en servaient invariablement pour indiquer leur position. Pour le promoteur, c’était surtout le risque de brouiller la stratégie de diversification si chère à Dunkin’ Donuts. «Nous voulons vivre en bons voisins», m’a dit Dan Almquist, directeur associé de l’entreprise, pour justifier le fait qu’ils aient cédé et que la structure soit toujours en place. Dans une interview accordée au Los Angeles Times, Almquist s’est expliqué: «La dernière chose que nous souhaitons, c’est être vu par les habitants de Los Angeles comme les assassins du donut.»

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Ngoy et sa femme en compagnie de Richard Nixon, ancien président des Etats-Unis. © DR

En 1980, Ted Ngoy était propriétaire de vingt enseignes Christy’s en Californie du Sud. Bien que chaque établissement portât le nom de l’entreprise, Ted Ngoy ne fit aucun effort pour leur donner une identité commune. Il écuma les petites annonces à la recherche de boutiques mises en vente par leurs propriétaires. Quand il en trouvait une, il garait sa voiture en face et y restait des heures. Buvant café sur café, il comptait les clients en différenciant ceux qui arrivaient à pied de ceux qui passaient en voiture. 

Il devint très fort dans l’estimation du chiffre d’affaires approximatif des établissements et arriva ainsi à mieux négocier avec les propriétaires. Une trentaine d’année plus tôt, c’est avec cette même technique que William Rosenberg s’était mis à la recherche de nouveaux locaux pour ouvrir des Dunkin’ sur la côte est. Le loyer que proposait Ted Ngoy pour ses boutiques variait, mais les biens coûtaient rarement plus de 300 à 400 dollars par mois. Ted Ngoy louait à très bon prix pour les baux de vingt ans.

Quand il acquérait un nouvel établissement, il le dirigeait lui-même pendant un mois afin de pouvoir évaluer les coûts et revenus de l’exploitation. Il gardait les anciens employés, ainsi que la plupart des recettes. Selon lui, les Américains n’aiment pas beaucoup le changement. Il insistait toutefois pour qu’on utilise des ingrédients de qualité supérieure, et si la farine utilisée n’était pas assez bonne à son goût, il n’hésitait pas à la remplacer par un meilleur produit. Il continua d’appliquer le système des petites fournées à toute heure du jour et de la nuit.

Après avoir vérifié que tout fonctionnerait bien dans la nouvelle boutique, Ted Ngoy mettait le commerce en location. Ces établissements intéressaient souvent de larges familles cambodgiennes, qui possédaient déjà la main d’œuvre nécessaire: frères, sœurs, cousins, tantes et oncles. Les boutiques Christy’s étaient indépendantes, mais les propriétaires n’hésitaient pas à combiner leurs pouvoirs d’achat pour obtenir des ingrédients au meilleur prix. Une boutique ne suffisait pas à elle seule à faire fortune, mais elle permettait aux réfugiés de gagner leur vie malgré leur anglais limité et leur manque de qualifications professionnelles. Au début des années 1980, Ted Ngoy se porta garant de centaines de visas de Cambodgiens fuyant le chaos qui se déchaînait au pays. Il leur offrit des emplois dans ses boutiques, où la plupart d’entre eux goûtèrent au donut pour la première fois. 

Une fois ces employés correctement formés, Ted Ngoy leur permit de louer ses établissements. Les plus ambitieux d’entre eux prirent leur envol et ouvrirent leurs propres boutiques dans de nouveaux endroits, afin d’y développer de nouveaux marchés. Ils continuèrent, pour la plupart, à louer en parallèle les boutiques de Ted Ngoy. Fait incroyable, Winchell’s, l’un des leaders du marché en Californie, commença à perdre du terrain. Les familles d’immigrants réussissaient à survivre avec quelques milliers de dollars de bénéfice par mois, mais les grandes sociétés comme Winchell’s avaient besoin de rendements bien plus élevés pour assurer la viabilité d’un établissement. Ted Ngoy reprit un établissement Winchell’s qui n’était plus rentable à Santa Ana, au début des années 1980. Une façon de rendre hommage à l’entreprise qui lui avait tout appris. Il y fit la rencontre d’un jeune homme calme et posé, Ning Yen.

Traduit de l'anglais par Estelle Sohier pour ulyces.co d'après l'article «Dunkin’ and the Doughnut King» paru dans The California Sunday Magazine.