Hésitante, l’interprète ouvre de grands yeux incrédules. L’homme à qui elle parle au téléphone est-il complètement fou? Elle peine à traduire ses propos tant ils paraissent incroyables. «Pendant plusieurs mois, nous avons fait des recherches et compris comment instaurer le contact avec les extraterrestres grâce à la télépathie, explique une voix sereine à l’autre bout du fil. Ils ont un code de communication composé de chiffres et de lettres, comme les opérateurs radio.»
Cet étrange récit est celui du général à la retraite Alexey Y. Savin. Le vieil homme, vêtu simplement, reste en forme du haut de ses soixante-dix ans passés. Il a pris l’habitude de raconter son histoire et continue de le faire patiemment en cette année 2016. Dans sa jeunesse, l’officier a suivi un cursus particulièrement prestigieux au sein de l’armée russe. Au début des années 1970, il commence des études au département aéronaval de l’Académie de la marine de Sébastopol, avant de se plonger dans la cybernétique. Pendant les seize premières années de sa carrière d’officier, il sera même à la pointe de la recherche scientifique de la Défense soviétique. Jusqu’à ce qu’en 1989, l’Etat-major des armées lui confie une nouvelle mission: développer une cellule de recherche et d’expérimentation dans le domaine de la parapsychologie. Les Russes veulent vérifier si les compétences extraordinaires de certains esprits peuvent servir au cours d’opérations militaires ou de missions de renseignement. «Nous avions quarante ans de retard sur les Américains, car ce genre de pratiques n’était pas conforme à l’idéologie communiste, se souvient-il. Nous avons donc décidé de créer l’Unité 10’003.»
Télépathie, visionnage de coordonnées géographiques ou de sites militaires par la pensée, détournement de missiles par la force de l’esprit, prédictions de l’avenir et… contacts avec des extraterrestres, les «phénomènes» étudiés par cette brigade très spéciale rappellent de nombreux épisodes de la célèbre série X-Files. D’ailleurs, sur internet, on ne trouve au sujet de l’Unité 10’003 qu’une poignée d’interviews de son ancien patron. Ainsi que des rumeurs invérifiables évoquant des expériences sur des zombies, des liens obscurs avec les dirigeants soviétiques, des noms d’officiers du KGB… C’est pour rectifier ces affabulations, nourries par le secret militaire et la complexité des sujets abordés, que le général Savin et l’une de ses anciennes subalternes ont accepté de nous raconter leur histoire.
Pour développer les capacités extraordinaires nécessaires à la parapsychologie, les militaires ont commencé par s’intéresser au fonctionnement du corps et de l’esprit dans des conditions de concentration extrême. «On travaillait de 9 heures du matin jusqu’à 21 heures», se souvient Valentina Ivanovna Sydorova, l’une des membres de la première heure de l’Unité 10’003, formée au KGB. Trente ans après, elle garde toujours le même carré réglementaire et affiche fièrement ses médailles, sur l’uniforme qu’elle ne sort plus que pour les grandes occasions. A la création de l’unité, en 1989, elle est âgée de 35 ans. Elle est rapidement soumise à un entraînement intensif dans un austère bâtiment à deux pas de l’Etat-major des armées, en plein cœur de Moscou. «L’Institut de nutrition nous avait prescrit un régime spécial. Il s’agissait d’examiner une nouvelle méthodologie. On testait tout, comme la nourriture végétarienne. Notre état, tant physique que psychique, était régulièrement contrôlé en laboratoire.» Très tôt, Savin est convaincu que les femmes possèdent des capacités accrues et qu’elles sont capables de mieux aiguiser leurs sens, même méconnus. Pour le prouver, il les pousse dans leurs derniers retranchements. Sur des clichés jaunis, il nous montre ces Russes à la coiffure rigide, pas spécialement habituées aux réalités de l’infanterie presque exclusivement masculine en Union soviétique, s’entraîner à tirer à l’arme automatique… ou chercher à deviner l’état civil de fonctionnaires à partir de simples photos. «On nous soumettait une liste de cinquante portraits d’inconnus et nous devions retrouver l’identité de chaque personne, raconte Valentina. Si cela ne correspondait pas à 85% à la réalité, on devait tout reprendre à zéro. On arrivait à de très bons résultats.»
L’Unité 10’003 était divisée en deux groupes. Le premier, composé de forces spéciales, est toujours soumis au secret défense. Le haut gradé est, par contre, plus loquace en ce qui concerne la seconde section, exclusivement féminine. Sur les centaines de candidates auditionnées, huit seulement ont été retenues. Lui-même a été sur le terrain, même si les photos de l’époque montrent qu’il n’avait pas le physique d’un guerrier. Le visage potelé, il ressemble, sur une photo prise dans un hélicoptère, à un chercheur plus habitué aux laboratoires qu’aux champs de bataille. Mais il fallait bien aller suivre sur place les résultats de ses ouailles: «Pendant la guerre en Tchétchénie, elles avaient pour tâche de déterminer les intentions de l’adversaire et de décoder les informations lors des interrogatoires, explique le général. Même chose pour les plans des Américains en ex-Yougoslavie. On leur donnait des cartes topographiques sur lesquelles elles devaient indiquer où se trouvaient les mines et les stocks d’armes dissimulés.»
En plus des conflits en Tchétchénie, en Géorgie, en ex-Yougoslavie et en Abkhazie, les spécialistes de l’Unité 10’003 ont, au fil des années, collaboré à des enquêtes de police dans différentes villes du pays. «Comme j’avais été formée au KGB, se souvient Valentina, j’ai notamment pris part à la lutte contre les trafiquants d’armes et de drogue.» Ce sont d’ailleurs les seules attestations que les anciens de l’Unité 10’003 sont en mesure de présenter. Tout leur travail au profit de l’armée est confidentiel, et le restera probablement longtemps encore, Moscou n’ayant pas de politique de déclassification des documents militaires comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne. Le général Savin, s’il assure que les résultats de ses «supersoldats» ont épaté les combattants sur le terrain, ne peut nous montrer qu’un document du ministère de l’Intérieur: une lettre rédigée en 1993 qui remercie son équipe de femmes pour leur participation à de vastes opérations de police, ayant permis l’interpellation de criminels.
Aussi surprenants que puissent paraître ces exploits, Alexey Y. Savin et Valentina Ivanovna Sydorova en égrainent d’autres, plus abracadabrants encore. Cette dernière raconte par exemple comment elle a communiqué télépathiquement avec des dauphins, dressés par l’armée, dans le port militaire de Sébastopol. De la projection mentale au profilage d’individus, en passant par le développement d’une supermémoire ou l’étude de la philosophie et de la poésie, le champ des investigations de l’Unité 10’003 était pour le moins diffus. Dans l’esprit du général, ces procédés étaient motivés à la fois par un goût intime pour la spiritualité et par un patriotisme qui le poussait à mieux servir son pays: «J’aimerais que les gens ne nous perçoivent pas comme des agresseurs violents, mais qu’ils comprennent que, parmi les militaires, certains avaient une approche philosophique, croyaient en Dieu et n’avaient pas peur de l’opinion publique, même à l’époque soviétique.»
Que ce soit parce qu’il sent sa fin approcher ou parce qu’il a vraiment envie de partager ce qu’il a observé, le septuagénaire a commencé à coucher sur le papier les mémoires d’une vie assurément originale pour un officier de l’Armée rouge. On peut y découvrir les souvenirs du jeune chercheur en cybernétique, marqué par les conflits qui ont saigné son pays et forgé, comme pour toute une génération de Russes, son amour fervent du pays. Il rend également hommage à ceux qui ont posé les jalons du tournant majeur de son existence. Il insiste notamment sur le rôle joué par Vitaly Shabanov, l’officier général qui deviendra plus tard vice-ministre de la Défense pour l’armement, l’homme qui a eu l’idée de créer cette cellule paranormale et de la lui confier.
Un projet qui a vu le jour grâce aussi à Valentin Pavlov, ultime Premier ministre de l'URSS. En 1989, en tant que ministre des Finances, c’est lui qui alloue un budget équivalent à 30 millions de dollars à l’Unité 10’003. «On n’avait pas besoin de le convaincre, assure Savin. C’était quelqu’un de très éduqué, qui connaissait très bien la philosophie.» Mikhaïl Gorbatchev, dernier dirigeant du pays avant son effondrement en 1991, a lui aussi assisté à une démonstration de l’unité qui l’aurait convaincu de poursuivre les travaux. A l’époque, personne ne trouve rien à redire à ces expériences hors normes. Le général et ses troupes ont même le droit de mobiliser d’importants moyens humains: 200 chercheurs de haut niveau, sous la direction notamment de Natalia Bekhtereva, une neuroscientifique particulièrement respectée en Russie. Les militaires réquisitionneront toutes sortes de spécialistes, des psychiatres, des astrologues, des théologiens. Ils équiperont plusieurs laboratoires à travers le pays, multipliant les visites pour faire la démonstration des talents de leurs soldats d’un nouveau type. Les religieux seront également approchés, car les méthodes de l’Unité 10’003 reposent largement sur un intense travail spirituel. Au cours de leurs explorations, les militaires consulteront des hommes de foi, issus aussi bien de l’Eglise orthodoxe que de l’islam. Les musulmans se seraient même montrés plus ouverts sur le sujet que les chrétiens, du moins au début, à en croire Savin. Une bonne partie de ses mémoires s’égare toutefois en poèmes incompréhensibles et en longues digressions sur la nature de l’âme ou encore sur les liens entre religions et nature. «J’avais compris, tente-t-il d’expliquer, que les personnes possédant ces connaissances développaient une certaine force mentale, un pouvoir sur elles-mêmes, mais aussi sur leur entourage. Il était donc important d’accroître leur sens de la responsabilité, afin qu’elles se considèrent comme des citoyens de cette planète.»
En favorisant cette approche spirituelle, les Russes ont renoncé à l’usage de drogues pour stimuler le cerveau, contrairement aux expérimentations du même genre menées au cours de la seconde moitié du XXe siècle par la CIA, comme le relatent de nombreux témoignages incroyables. Parmi les plus connus, celui de Leonard Lyn Buchanan qui explique dans son livre The Seventh Sense comment une équipe de l’US Army dont il faisait partie parvenait à projeter leurs esprits à travers le temps et l’espace afin d’espionner les installations ennemies. Il affirme aussi que les Russes et les Chinois faisaient de même et, qu’entre «psy-espions», ils parvenaient à se ressentir les uns les autres. A cette époque, les Etats-Unis investissaient beaucoup d’argent dans le domaine de la parapsychologie. Tandis que la CIA se concentrait principalement sur la possibilité de conditionner les esprits grâce notamment à des exercices d’hypnose et de drogues, l’US Air Force étudiait avant tout les phénomènes d’OVNI. Plusieurs de ces soldats-cobayes ont longuement raconté leurs aventures, à travers des récits tous plus fous les uns que les autres. Autant de travaux et d’expérimentations aux résultats aléatoires et particulièrement controversés, qui ont a priori tous été abandonnés.
En ce qui concerne les travaux de l’Unité 10’003, ils étaient suffisamment importants pour interpeller les militaires américains. On en veut pour preuve une page d’un rapport sur les opérations d’information, coproduit en 2004 par la NSA (l’Agence de la sécurité nationale) et le collège d’Etat-major des armées. Listée parmi d’autres organismes travaillant sur les engagements cognitifs et informationnels, «l’Unité militaire 10’003, qui étudie l’occulte et le mystique, maîtriserait le recrutement et les techniques de "lavage de cerveau" des individus destinés aux opérations psychologiques». Le document évoque également la présence d’astrologues au ministère de la Défense russe pour prévenir tout piège ou tentative d’infiltration et de spécialistes formés… au détournement de missiles par la pensée. Autant d’activités qui dépendaient directement du commandement du général Savin.
Lorsque l’Unité 10’003 ferme ses portes en 2004, un plus petit laboratoire de l’Académie de l’air prend le relais. Mais en 2012, cette institution cesse elle aussi ses activités à la suite d’une immense affaire de corruption. Les élèves officiers aviateurs sont déplacés à Voronej, à 500 kilomètres de la capitale. Trop loin de Moscou pour que les chercheurs impliqués dans la recherche parapsychique fassent le déplacement. «Nous continuions cependant à travailler avec certains groupes, notamment dans le renseignement, car les autorités et quelques ministres avaient saisi l’importance de nos travaux», affirme, comme pour se rassurer, le général Savin.
Plus personne n’accorde beaucoup de crédit aux recherches sur le paranormal en Russie, comme ailleurs. Un officier russe, actuellement en poste à l’Ambassade de Paris, nous confirme son scepticisme sur le sujet: «Lorsque j’étais à l’académie militaire, il y avait plein de livres sur le sujet. En Tchétchénie, ils auraient proposé une solution de ce type… Mais le ministère a préféré les bombes. Je pense aussi qu’un missile est plus efficace.» Pour Valentina Sydorova, qui a entre-temps travaillé au service des ressources humaines d’une banque, où elle assure que ses dons lui ont permis d’évaluer très rapidement le potentiel des candidats, les raisons de l’abandon de l’Unité 10’003 sont tout autres: «A l’époque, on nous avait demandé de dresser les portraits de certains hauts fonctionnaires. Bien que nous ayons refusé, nos supérieurs ont insisté en nous promettant de garder le secret. Mais tout a finalement été révélé et les résultats peu flatteurs auxquels nous étions arrivés n’ont guère plu aux autorités.»
Contraints de faire face à cette nouvelle donne et de s’adapter à la libéralisation économique de la Russie, le général Savin et l’agent Sydorova ont fondé leur propre société «pour faire avancer l’humanité et mener à bien leurs quêtes de spiritualité.» Depuis 2009, ils organisent quasiment chaque week-end des séminaires d’initiation aux pouvoirs des «supersoldats» pour 12’000 roubles, à peine 160 francs suisses. «Plus de 6’000 volontaires les ont déjà suivis, se félicite Valentina. Je dois quand même préciser que cette méthodologie fonctionne uniquement en langue russe. Les quelques candidats étrangers que nous avons essayé de former n’en ont pas tiré grand-chose. Pourquoi? Peut-être parce que cette technique élaborée en Russie recourt à la métaphore, une figure de style très courante dans la langue russe.»