«Vendredi prochain, 19 heures, si tout va bien. Je me réjouis! Embrasse Paul!» s’exclame Jacques, heureux de revoir ses amis de longue date dans quelques jours. Violette est à l’autre bout du fil et l’ami sait qu’une fois la date du rendez-vous inscrite sur le calendrier, elle sera silencieuse, puis après une longue hésitation, elle transmettra à Paul, son époux: «Jacques te salue!» Sa voix sera douce, même hésitante, elle fera semblant, car elle ne sera pas certaine que celui dont la vie s’efface à mesure que le temps passe se rappelle qui est Jacques. Paul comprend de moins en moins ce qui se trame. Elle l’intègrera à la brève conversation téléphonique, le ménageant du mieux qu’elle peut. Elle tentera de cacher sa peur et sa souffrance face à l’ami qui viendra bientôt et, toujours courtoise, elle prononcera comme à chaque fois, «Paul te salue aussi». L’ami qui se prête au jeu depuis plus de dix ans, ne pourra pas s’empêcher d’interroger: «Comment va-t-il?» sachant qu’il gênera Violette car, malgré sa maladie, Paul est à l’affût, il saisit chaque phrase émise par son épouse et l’interprète à sa façon. Et puis, comme souvent, Violette se forcera de sourire et elle répondra brièvement, le plus vite possible: «Tu sais bien, Jacques! Pas mieux!»
Jacques raccroche, il pose le téléphone sur la table du salon et enregistre la date et l’heure de l’invitation chez Violette et Paul, dans l’agenda de son portable. «La forêt», inscrit-il pour toute adresse. Il se voit déjà, assis dans sa voiture, hésitant entre le bord du lac et l’autoroute. La radio et le chauffage fonctionnent parfois, sa voiture est vieille, «pas ancienne», s’amuse-t-il. La veille, il achètera une bouteille de vin, «un bon italien», aiguillera-t-il le vendeur qui lui proposera le meilleur, sachant que Jacques mettra le prix. Il choisira une boîte en bois dont la fermeture sera en métal et, une fois arrivé chez lui, il décollera l’étiquette multicolore et criarde, apparente sur le devant, car il ne la trouvera pas belle. Sorti du magasin de spiritueux, il se rendra chez son libraire préféré, afin d’acheter le livre intitulé Saveurs d’autrefois, commandé exprès pour elle, l’excellente cuisinière. Il sait pertinemment que la vieille femme parcourra rapidement le volume, car les photos des plats sont belles, elle l’exposera dans son vaisselier, coincé entre des tasses dépareillées, mais elle ne s’en servira pas. Le papier d’emballage coloré représentera peut-être des sapins, des bonhommes de neige et des étoiles filantes. Violette défera le paquet et gardera précieusement le papier qui pourrait encore servir. «Joyeux Noël!» s’exclamera la libraire, remettant le cadeau et le ticket de caisse à son client.