Seule en Russie

Andrée Viollis (1870-1950) était aussi célèbre qu’Albert Londres dans l’entre-deux-guerres. Collaboratrice des plus grands journaux français, elle fut une figure marquante du journalisme d'information et du grand reportage, ainsi qu'une ardente militante des plus grandes causes humaines, comme l'antifascisme ou le féminisme. Extrait de son livre «Seule en Russie» (Gallimard, 1927), sa première grande enquête au long cours qui s'attaque au grand mystère de l'Est de ces années-là.

Viollis Russie Viollis Russie
Portrait d’Andrée Viollis en 1926 par Henri Manuel. © Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

«Un Albert Londres au féminin». C’est sous cette épithète, toute relative cela va de soi, qu’Andrée Viollis fut (trop) souvent bornée. Comme son cadet, elle était concernée par de semblables préoccupations: les appétits révolutionnaires de la Russie, l’émancipation débridée de la Chine, etc. Avec tant de conviction qu’en 1932, Elie-Joseph Bois, le très respecté rédacteur en chef du Petit Parisien lui confia, au sein de son quotidien, la charge précédemment occupée par le prince des reporters, enrôlé lui par Le Journal. Cette même année, l’un et l’autre se retrouvèrent aux marges du conflit sino-japonais dans les environs de Shanghai. Viollis, pragmatique, efficace et conséquente, Londres, secret, malade et en partance pour son ultime voyage achevé quelques semaines plus tard dans les eaux du golfe d’Aden et les flammes du Georges Philippar. Fille d’un préfet et d’une salonnière, mariée à un prof de philo puis à un conservateur de musée, Andrée Viollis n’aurait jamais dû accéder à la charge de journaliste. Sauf qu’elle était entreprenante et plus encore préoccupée de promouvoir la cause des femmes. En ces temps lointains, la presse pouvait s’avérer un levier efficace et la Première Guerre mondiale, traversée d’un brassard de la Croix-Rouge, un déclencheur inespéré. Avec un temps de retard, l’échotière devint reporter. Son style est sans doute moins enlevé que celui de Londres, mais son bagage en matière de géopolitique aussi pesant et sa pratique des langues étrangères bien supérieure. Ses convictions n’avaient rien à envier à celles de son pendant masculin. On en veut pour preuve la répartie cinglante et désarmante à la fois imposée à un officier japonais qui s’inquiétait de sa présence en terrain hostile: «... mon métier, tout simplement!»

Dès le soir, je veux prendre possession de Moscou. Oh! Tout juste un premier coup d’oeil. Il fait une nuit tiède, velours bleu criblé de points d'or. Point de lune. Point non plus de ces enseignes lumineuses, de ces débauches de feux aériens, violents, changeants, qui, dès le crépuscule, chassant le rêve, transforment tyranniquement Paris ou Londres en féeries barbares. Les magasins sont fermés, car c'est samedi. Point de cafés. Seuls quelques cinémas, encadrés comme partout d'affiches américaines au grossier bariolage, ouvrent leurs gueules embrasées. Et c'est dans une ombre trouée çà et là par les yeux bleus des ampoules électriques que je me mêle à la foule bruissante, flâneuse en cette belle soirée comme une foule italienne, plus grave, plus silencieuse pourtant, et dont le visage reste presque aussi invisible que l'âme.

Très peu d'autos, mais le long d'une large voie au fantasque alignement, à la chaussée inégale, bondissent et vrombissent, avec une hâte aveugle et redoutable, de gros autobus couleur de hanneton; plus loin, sur la place Sverdloff, centre de la ville, des tramways d'où pendent des grappes humaines ne cessent de se succéder. L'Opéra domine cette place de sa masse un peu lourde; mais son portique corinthien surmonté d’un chariot aux chevaux cabrés disparaît, ainsi que les édifices voisins, de ce style Empire russe qui a tant de grâce altière, sous une carapace d’échafaudages.
– On restaure en ce moment, on restaure partout, me dit mon guide, et il faut se hâter car bientôt viendra l’hiver.

Des deux côtés de la chaussée s'arrondissent de beaux jardins lustrés, récemment créés. Les bancs sont occupés par des gens qui devisent et fument; des enfants jouent dans les allées. Des groupes admiratifs se figent autour d’un vaste massif sur lequel est concentrée la lumière de plusieurs becs de gaz. C'est vraiment un chef-d’oeuvre d’architecture florale. Sur l’une des faces, formé par une mosaïque de géraniums, de bégonias roses et de graminées de toutes les teintes du vert, voici un profil d’ascète aux lignes d’une impitoyable précision: le portrait de Djerzinski, le Saint-Just slave, mort soudainement cet été. Malgré le rôle sinistre qu’il assuma comme premier chef de la Tchéka, il reste, paraît-il, cher au peuple par son courage inexorable et son désintéressement. Sur les autres faces, fantaisies allégoriques. Sont-ce des pendus se balançant à des potences, ou des cosaques maniant le knout? Non: «Le rétablissement des transports en commun», déclare gravement une inscription, également en fleurs. Renonçons à résoudre les autres énigmes proposées par cet Oedipe des jardins. Aux angles de la place, la foule se presse autour de légers pavillons de bois où se vendent des verres de Narzan, cette eau du Caucase, pétillante comme de la limonade; il y a aussi des kiosques, tapissés de gazelles, de revues de mode, à l'instar de Paris; des magazines flambants tout pareils aux magazines américains. Mais nulle publication étrangère n'y apparaît. Des gamins comme tous les gamins, crient les journaux du soir, sur la même mélopée qu'à Paris, Londres ou Rome. D'autres offrent à bras tendus aux passants des bouquets d’asters éclatants, des roses d’automne et des chrysanthèmes. Vision d'éclair: dans des rauquements pressés de trompe, crêtée de casques fulgurants, laquée de rouge, bardée d'échelles, surgit en grondant, puis disparaît, une pompe à incendie géante, dernier modèle de Londres.

Jusqu’ici, rien de très différent des autres capitales. Mais je veux voir, tout près de là, cette place Rouge où bat le coeur de Moscou. On y pénètre à travers une porte voûtée au clocher double, qui porte en cabochon, à sa base, une minuscule chapelle, la fameuse chapelle ibérienne, où luit la veilleuse. Trois popes mendiants, gigantesques et membrus, sont là, debout dans des robes crasseuses: de temps à autre, ils inclinent pour des patenôtres leurs têtes kalmoukes aux longs cheveux gras. On aperçoit des gens qui se signent devant des icônes dont l’or brille faiblement. Et voici qu’on plonge ensuite dans un immense et obscur désert que bordent tout au loin des fantômes d’édifices.
– Un kilomètre de longueur, me souffle-t-on.

Quelques pas encore, puis choc soudain: irrégulièrement éclairé par des lampes à arc, c'est le kremlin qui jaillit des ténèbres avec sa haute muraille rose à créneaux, brandissant un magnifique trophée de tours aiguës, de dômes, de palais, de coupoles et de bulbes, surmonté d'aigles et de croix doubles. Mais ce qu’on discerne tout d'abord, ce qui attire et retient invinciblement, c'est, au-dessus de la forteresse centrale, une flamme écarlate, une flamme vivante qui palpite et ondule, bien qu'il n'y ait pas de brise: le drapeau rouge. Illuminé d'en bas par un ingénieux réflecteur, animé d'un souffle artificiel, il règne au-dessus de la ville comme le symbole souverain de l’ordre nouveau. Artifice un peu théâtral, sans doute, mais qui doit envoûter l’âme et les regards de cette foule dont l'interminable ruban se déroule lentement jusqu'au mausolée où Lénine embaumé repose, dit-on, sur un lit de soie cramoisie. Car ce mausolée se dresse là, au pied de la muraille historique, sous les plis flottants du drapeau. C’est un simple cube de bois aux lignes géométriques, sur lequel s'élève un sarcophage. Un grand coffret dont la forme rappelle l’Arche d’Alliance qui illustrait les vieilles histoires saintes. Sur les deux flancs de la porte basse d'où jaillit violemment un flot de clarté cuivrée, se tiennent debout, pétrifiés, deux soldats géants, au visage enfantin sous le terrible casque mongol, à la longue et lourde capote retombant jusqu’au sol en plis rigides. Presque tous de pauvres gens, ces pèlerins. Certains, enveloppés de peaux de mouton, ont dû venir de loin, car ils tiennent à la main d’humbles valises en bois ciré ou des paquets noués dans des mouchoirs. Les femmes ont la tête couverte d'un foulard, comme les paysannes de chez nous, lorsqu'elles entrent à l'église; beaucoup tiennent des petits enfants pressés contre leur épaule. Sur le seuil elles les redressent, les réveillent, leur posant doucement la main sur la bouche, pour étouffer leurs cris; les hommes, d'un geste fervent, arrachent leur casquette ou leur bonnet de fourrure; les visages sont recueillis, les yeux sont baissés ou bien, ouverts sur le vide, brillent d'une ardeur mystique. Je songe à une vieille superstition russe d'après laquelle un moine ou un anachorète ne pouvait être canonisé que si son corps ne s’était pas corrompu. Jusqu'à ces dernières années, la voix publique exigeait ce signe suffisant et nécessaire de la sainteté. «Un pourri ne peut être un saint», assure un dicton populaire. Or des appareils frigorifiques entretiennent, paraît-il, l'intégrité de la dépouille du dictateur, des spécialistes sont chargés de maintenir sa fraîcheur, de pétrir périodiquement, de farder, comme celui d'une vieille coquette, ce pauvre masque mort. Les dirigeants soviétiques, si merveilleusement habiles à la propagande, n'ont-ils pas exploité l'antique croyance pour attirer la foule crédule des campagnes au sanctuaire nouveau? Et n'est-ce point la raison cachée de cette théâtrale exhibition d'un cadavre, de ce culte macabre qui répugne un peu à notre sensibilité latine? Au mystique peuple russe, qui avait perdu à la fois son tsar et ses saints, on a donné Lénine, le surhomme, couché dans sa châsse. Et ce singulier pèlerinage nocturne, sous ce drapeau animé d'un éclat miraculeux, voilà ce qu’on peut voir dans la soi-disant capitale de l’athéisme: Moscou.

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