Les voleurs d’or de Guyane (1/4)

© Narayan Mahon
Un gendarme français chasse des voleurs d'or en Guyane.

La Guyane, terre française d'Amérique du Sud, est le terrain d’une nouvelle ruée vers l’or clandestine que les militaires français de l'Opération Harpie peinent à endiguer. Découverte d'un territoire où garimpeiros et militaires s'opposent sur l'exploitation des mines.

En remontant la rivière vers l’obscurité, nous n’avions aucun moyen de savoir où l’eau rencontrait la jungle et nous n’avions pour seul bruit que le bourdonnement du vieux moteur Yamaha de notre pirogue. Un transporteur recruté au marché noir, Junior, conduisait la longue embarcation à fond plat. Un autre, dont la tâche était de surveiller que nos équipements ne nous fassent pas couler, était assis à l’avant, éclairé par un spot alimenté par une batterie de voiture. Quelques pirogues naviguaient devant nous, plusieurs autres derrière. Chacune transportait trois ou quatre chercheurs d’or brésiliens clandestins et était chargée à ras bord de sacs de riz, de viande congelée, de pièces de moteur et de jerrycans d’essence en plastique. J’entendis bientôt le faible grondement des rapides, et quelqu’un nous fit signe avec une lampe torche depuis la rive. On dirigea les embarcations vers une crique pour y accoster, en enfilade derrière plusieurs autres bateaux. Leurs lampes frontales allumées dans l’obscurité, les petroleiros sautèrent dans l’eau trouble et commencèrent à porter les sacs de riz et les bidons d’essence de 50 kilos sur leurs épaules. Des lampes de poche coincées entre les dents, ils portèrent les marchandises le long d’un chemin tortueux et escarpé à travers la jungle. Les pilotes retournèrent avec les pirogues désormais vides sur la rivière; les moteurs tournant à plein régime, ils les conduisirent à travers les rapides tandis que d’autres, l’eau jusqu’au torse, usèrent de cordes pour les aider à traverser. Plus loin en amont, les petroleiros empilaient le chargement sur une petite plage, prêt à être chargé de nouveau. Ces équipements avaient déjà voyagé quelque 80 kilomètres à travers la jungle amazonienne et contourné deux contrôles militaires. Ils continueraient ensuite à l’ouest, le long d’une crique peu profonde et difficilement navigable, pour être déchargés à nouveau plus loin dans la nature. De là, ils seraient transportés par quadricycles à travers des kilomètres de chemins boueux vers des mines clandestines.

En mars 2014, le jour de mon arrivée en Guyane, petit morceau de territoire français situé sur la côte est de l’Amérique du Sud, le prix de l’or s’était fixé à 1’124 dollars l’once sur le marché mondial, soit une augmentation de 70% depuis 2007. Autrefois le dernier refuge des adeptes de l’or et des partisans d’une monnaie privée, le métal ne constituait plus désormais un investissement marginal signe de stabilité, mais bien un actif particulièrement fructueux. A la suite de la crise des subprimes et durant la crise du crédit qui s’ensuivit, les entreprises de Wall Street et autres spéculateurs s’étaient précipités sur le marché. La demande d’investissement en lingots et pièces d’or avait explosé. Les banques centrales mondiales achetèrent alors de l’or en énormes quantités. En 2009, George Soros, qui avait déclaré plus tôt que l’or constituerait une bulle prête à exploser, doubla son investissement chez SPDR Gold Trust, le plus gros fonds indiciel coté (Exchange-Traded Fund) du monde. Selon l’enquête annuelle de 2010 effectuée par GFMS, cabinet de conseil de Thomson Reuters spécialisé dans les métaux précieux, pour la première fois depuis trente ans la demande en or en tant qu’investissement dépassait celle de l’or en tant que bijou.

Ici, en Guyane, quelque 15’000 orpailleurs clandestins armés de moteurs diesel, d’équipement hydraulique, d’armes à feu, de quads et d’une bonne dose d’alcool de canne à sucre pillèrent la seule forêt tropicale de l’Union européenne. Ces garimpeiros eurent un impact souvent dévastateur. Ils détruisirent la terre et la végétation environnante à l’aide de tuyaux à très haute pression, et déversèrent du mercure dans les cours d’eau. La malaria était galopante parmi les mineurs; la violence, elle, était ordinaire. Ça suffit, déclara en 2008 le président français Nicolas Sarkozy. Les mineurs causaient alors des dommages environnementaux d’une gravité croissante, et leur présence constituait techniquement une invasion du territoire français. 

L’Opération Harpie, d’après le nom d’une espèce d’aigle capable de cueillir des singes de 10 kilos depuis les cimes, déploya 850 gendarmes assistés d’un commando d’élite, ainsi que les Forces armées en Guyane. «Si quelques irréductibles ne comprennent pas que la Guyane, c’est la France et que la France la respecte, on leur fera comprendre. Le territoire de Guyane ne saurait être violé impunément», déclara Nicolas Sarkozy. En ordre resserré, les gendarmes en gilets pare-balles quadrillèrent les eaux boueuses de Guyane, chevauchant leurs élégants jet skis noirs, tandis que les soldats descendaient en rappel depuis les hélicoptères lors d’opérations de recherche et destruction. Cette année-là, les Français saisirent près de 65 kilos d’or et 320 kilos de mercure – une prise modeste – et dès que les gendarmes quittèrent les lieux, les garimpeiros revinrent. En 2009, Sarkozy annonça la reprise de l’Opération Harpie pour six mois. En février 2010, il déclara l’opération permanente. Cependant, les confrontations liées à l’or continuèrent. Le jour de Noël 2009, à Albina, ville du Surinam bordant la Guyane, un chercheur d’or brésilien poignarda un habitant, déclenchant des émeutes qui entraînèrent la mort d’au moins une personne, de multiples viols et l’évacuation de la population brésilienne de la ville.

Immersion au cœur de la forêt équatoriale en Guyane, Opération Harpie. © Armée française - Opérations militaires

Deux jours après mon arrivée en Guyane, une flottille de mineurs, machettes en main, attaquaient une escouade de soldats français sur la rivière Oiapoque - qui forme la frontière est du département avec le Brésil - en représailles de l’arrestation de quinze garimpeiros trouvés en possession de 617 grammes d’or. Les soldats, munis de Flash-Ball, répondirent par des tirs de sommation, mais les mineurs réussirent à récupérer la majeure partie de leur or, pour un montant total d’une valeur supérieure à 22’000 dollars. Ils avaient jeté ce qu’ils pouvaient dans des sacs poubelles et avaient fui dans la forêt alors que la police brûlait tout ce qui restait. Le camp fut reconstruit en trois jours. Malgré l’excitation, il restait des zones d’ombre. Le peu que les non-Guyanais connaissent de la Guyane - c’est-à-dire rien pour la plupart, les Français compris -, est qu’elle fut autrefois un bagne qui hébergeait notamment le tueur de proxénètes - puis auteur de best-sellers - connu sous le nom de Papillon, ou qu’elle abrite aujourd’hui le Centre spatial européen de Kourou. Que cette jungle soit le lieu où l’on crut jadis trouver la cité dorée mythique d’Eldorado relevait, pour les gens comme moi, d’une amusante ironie de l’histoire. Pour un garimpeiro Brésilien en revanche, armé de moteurs diesel et de tuyaux hydrauliques à haute pression, cela ne signifiait absolument rien.

A midi, nous fîmes une halte sur une plage sablonneuse, bien loin de la destination convenue initialement. L’annonce de notre venue nous avait précédés, nous dit le pilote, et il était trop dangereux pour lui qu’on le surprenne en train de nous déposer. De vagues indications en ma possession, je mis mon sac à dos et m’aventurai dans la jungle avec mon traducteur et un photographe. Nous nous trouvâmes bientôt à la croisée de différentes rivières, dont les eaux, d’un brun laiteux, trahissaient la proximité d’une exploitation minière illégale. En amont, des garimpeiros munis de tuyaux balayaient le sol, propulsant une vase orangée dans l’eau de la rivière. Près d’un kilomètre plus loin, nous tombâmes sur le petit village de Corotel, comme creusé à même la jungle. Des tas d’ordures et des carbets - des hottes faites de branches et de bâches en plastique - délimitaient le chemin. Plusieurs Brésiliens qui se reposaient dans leur hamac nous toisèrent. En face de nous se trouvaient deux petites cantinas; nous déposâmes nos sacs à la première et nous nous assîmes à une table grossièrement sculptée.

La propriétaire s’appelait Ana Maria, une femme très petite aux cheveux bouclés striés de gris. Elle était arrivée quelques mois auparavant depuis l’Etat de Pará plus au nord, où elle vendait de la bière à la sauvette pour quelques centaines de reais par mois. Elle était venue dans la jungle, nous dit-elle, parce qu’elle avait entendu dire que l’argent y était facile. Sa cantina, recouverte de poussière au sol, proposait une maigre sélection de batteries, savons et briquets. Dans l’arrière-boutique se trouvait un espace pour cuisiner et un perroquet vert nommé Frederico. Nous avions faim, et Ana Maria nous prépara un mélange de riz, de haricots et de poulet. Alors que nous mangions, son mari, Francisco, nous informa que les gendarmes avaient effectué un raid ici-même une semaine auparavant. Ils avaient jeté ce qu’ils pouvaient dans des sacs poubelles et avaient fui dans la forêt alors que la police brûlait tout ce qui restait. Le camp fut reconstruit en trois jours. «Nous sommes des enfants de Dieu, dit-il. La terre appartient à tous.»

Traduit de l'anglais par Amel Bounihi pour ulyces.co d'après l'article Like Butterflies in the Jungle paru dans Harper's Magazine.