Devant 80'000 spectateurs et un milliard de téléspectateurs, une maison se soulève comme un moine en lévitation. Laissant apparaître, sur le sol au centre de la foule, un homme en train de pianoter sur son ordinateur. La speakerine déclame, cérémonieuse: «Ladies and gentlemen, the inventor of the World Wide Web, Sir Tim Berners-Lee.» Un temps intimidé par l’immense enceinte d’un stade qui s’égosille, le dos légèrement courbé, le regard qui cherche un appui, Tim Berners-Lee finit par se dresser pour répondre à l’ovation de la masse indiscernable dans la nuit en frappant des mains d’une manière singulière. Il est sans doute peu commode, pour un chercheur informaticien de 56 ans, de soudain jouer la rock star. Qu’importe, les organisateurs de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres 2012 auront réussi la prouesse de rendre spectaculaire l’action de taper sur un clavier. Dans un jeu de lumière à plusieurs dizaines de milliers de dollars, une phrase s’affiche dans les gradins, visible depuis le ciel: This is for everyone.
Dix-sept ans plus tôt, le 9 mars 1995, une brochure jaune intitulée World Wide Web circule au sein du CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire basée à Genève. A peine trois pages destinées à définir le principe du Web au tout-venant, des sous-titres sans fioritures comme What it is, un graphique qui montre l’évolution fulgurante du trafic mondial – orné d’une flèche pointant le moment où le grand rival Gopher, une application en partie similaire au Web, est définitivement surpassé – et un bref coup d’œil dans le rétro, How it started. Première phrase: «Tout commença en 1989, quand Tim Berners-Lee et Robert Cailliau proposèrent un système d’informations distribuées basé sur l’hypertexte à destination du CERN.» Le document est signé par ce même Robert Cailliau, ignoré par la cérémonie d’ouverture des XXXes Olympiades alors qu’il aurait, d’après la brochure, cocréé le Web.
Qui est Robert Cailliau? Les quelques articles de presse à son sujet divergent. On le présente tantôt comme l’inventeur du Web, tantôt comme son coinventeur ou son codéveloppeur, tantôt comme un physicien qui a cru dès le début à la proposition du britannique Tim Berners-Lee pour un système d’informations partagé, plus tard le World Wide Web. On sait qu’il est belge. Né à Tongres, dans le Limbourg, en 1947. Ingénieur en mécanique des fluides diplômé de Gand, avec une spécialisation en informatique à l’Université du Michigan, aux Etats-Unis. Il effectue son service militaire à l’Académie royale militaire de Bruxelles où il est affecté en tant qu’infirmier auxiliaire avant de s’arranger pour être enrôlé comme programmateur informatique, passant ses journées à inventer – et surtout tester – des jeux vidéo de guerre. Le CERN l’engage en 1974 pour améliorer le système de contrôle d’un accélérateur de particules. A partir de 1990, associé à Tim Berners-Lee, il se consacre pleinement au Web jusqu’à sa retraite en 2007. Participe encore, de-ci de-là, à des conférences. Cède de plus en plus rarement aux insistances de certains journalistes pour leur accorder une interview. Avant de se faire cette promesse radicale en 2013: il n’apparaîtra plus jamais dans les médias. L’ancien prêcheur fait vœu de silence. Même en conférence, l’oiseau devient rarissime. On l’a encore vu à Fribourg en novembre 2016, puis au CERN, en septembre 2017, sa dernière apparition publique. «Il a accepté mon invitation parce que le titre de la présentation ne contenait ni le mot "Web" ni le mot "Internet", parce que son ami Yves Bolognini m’a servi d’intermédiaire et parce que sa fille enseigne à Fribourg», replace Philippe Lang, l’organisateur de la conférence de 2016. Il en faut, des conditions à réunir, pour que l’ingénieur de 71 ans capitule. Déjà méconnu du grand public, Robert Cailliau semble désormais se complaire dans l’anonymat, profitant du calme du pays de Gex où il vit, à l’orée des grandes forêts, pour apprendre à piloter des avions. A quelques kilomètres du CERN, là où tout a commencé.
J’essaye, moi aussi, de le rencontrer. Désespérément. Notre relation, si j’ose appeler ainsi cet embryon de dialogue à sens unique, a commencé par un mail en octobre 2017, dans lequel je le sollicitais pour une rencontre. Je nous voyais déjà laisser couler les heures au cœur de l’hiver jurassien, devant une baie vitrée qui donnerait sur le Mont Rond ou le Grand Colombier couverts de neige, dégustant des mignardises, ravivant la conversation avec du café puis, à mesure qu’elle glisserait sur le terrain de la confidence, avec de la liqueur de prunelle, lui me contant tout ce que le commun des mortels ignore, me révélant les raisons de son silence, libérant sa colère en me livrant sa lecture du Web contemporain; moi l’écoutant religieusement. Sauf qu’à ma requête, il répondra: «L’évolution [du Web] ne me touche que peu et je ne saurais plus m’exprimer en connaissance de cause. J’espère que vous comprenez cette prise de position.» Pourtant, un mois plus tôt, il débattait encore au sein d’un panel d’experts sur l’Internet des objets (soit l’extension d’Internet à des choses et des lieux du monde physique, souvent aussi appelé Web 3.0). Lui qu’on décrit comme extrêmement curieux et cultivé n’aurait, du jour au lendemain, plus aucune expertise sur une révolution à laquelle il a grandement contribué? Difficile à croire.
Selon certains de ses anciens collègues, flottent surtout dans son esprit des morceaux du passé qu’il ne veut plus remuer. «Plusieurs problématiques entourent la personnalité de Robert, dont la fameuse brochure jaune, estime François Flückiger, un chercheur qui a repris la direction technique du Web au CERN en 1995 après le départ de Tim Berners-Lee pour les Etats-Unis. Robert, il est fâché. Il n’est pas en paix. Il est révolté contre le monde entier, raison pour laquelle il s’est refermé comme une huître. C’est poignant, pour moi, de le voir dans cet état. On ne sait plus quoi lui dire.» «Fâchés, beaucoup d’entre nous le sont», maugrée Phillip Hallam-Baker en parlant des autres pionniers du Web au CERN, dont il fait partie. Philippe Lang, au contraire, a été ébloui par le personnage, quand il a passé trois jours en sa compagnie à Fribourg. Humble, serein, inspirant. «C’est le grand-père qu’on a tous envie d’avoir.» Avant de hasarder: «J’ai cru comprendre qu’il existe un clan Berners-Lee et un clan Cailliau.» «Pourquoi se montre-t-il aussi méfiant? se demande son ami Yves Bolognini, directeur du Musée Bolo de l'informatique à Lausanne. Bonne question. Je n’ai pas envie de le déranger avec ça.» «Il est devenu très pessimiste, confie James Gillies, qui a coécrit le livre technique How The Web Was Born avec Robert Cailliau en 2000 et qui dirige depuis 2003 la cellule Presse du CERN. Il voit partout le négatif du Web plutôt que l’inverse.»