Avant Martin Luther King, bien avant, il y a l’Américaine Ida Bell Wells. Née esclave en 1862, puis affranchie l’année suivante par la Proclamation d’émancipation du président Abraham Lincoln (1809-1865), son parcours pionnier de suffragiste, journaliste et militante pour les droits des Noirs est prodigieux. En 1899, par exemple, Ida B. Wells reprend, avec son mari Ferdinand Lee Barnett, les rênes d’un journal, le Memphis Free Speech and Headlight, pour défendre plus efficacement son combat, consciente que la presse et l’information sont un pouvoir. Elle y dénonce le rôle ambigu joué, selon elle, par les femmes sudistes blanches avec les hommes noirs. Cette audace lui vaut d’être chassée de Memphis et son journal détruit trois ans plus tard. Jamais elle ne cesse d’écrire et d’accomplir un courageux travail de reportage, alors que ses engagements d’activiste politique infatigable l’entraînent entre l’Europe et les Etats-Unis. Elle crée aussi des écoles, des refuges, des solutions d’inclusion pour des hommes, des femmes et des enfants noirs issus du sud des Etats-Unis, tout en élevant six enfants. En 1909, elle participe à la fondation de la National Association for the advancement of Colored People, cette NAACP dont on reparlera beaucoup au moment de l’affaire Claudette Colvin en mars 1955, puis Rosa Parks en décembre suivant. Sa vie s’arrête en 1931, deux ans après la naissance de Martin Luther King. Elle a 68 ans, les combats l’ont usée, mais la franc-tireuse déterminée qu’elle a été a fait avancer la justice et la cause des Noirs comme personne. A titre posthume, Ida B. Wells reçoit une citation exceptionnelle au Prix Pulitzer 2020, pour l’importance historique de son travail journalistique dont nous publions un extrait tiré de l’ouvrage Les horreurs du Sud. Karine Papillaud
Le soir du mercredi 25 mai 1892, la ville de Memphis était en grand émoi. Les éditoriaux des quotidiens du jour avaient provoqué la réunion d’un conseil dans le bâtiment du Cotton Exchange; on envoya un comité chercher les éditeurs du Free Speech, un journal afro-américain publié dans la ville, et l’unique raison pour laquelle les menaces ouvertes de lynchage qui furent proférées ce soir-là n’aboutirent pas est que les éditeurs étaient introuvables. La cause de tout ce tapage était l’éditorial suivant, publié dans le Free Speech du 21 mai 1892, le samedi précédent: «Huit Noirs lynchés depuis la dernière parution du Free Speech, l’un d’eux samedi dernier, le matin, à Little Rock, Arkansas, où les citoyens ont fait irruption (?) dans la prison et se sont emparés de leur homme; trois près d’Anniston, Alabama; un près de La Nouvelle-Orléans; et trois à Clarksville, Géorgie. Les trois derniers pour le meurtre d’un homme blanc, et les cinq autres pour l’éternelle même histoire – et nouvelle alarme: le viol de femmes blanches. Le même programme de pendaison, puis de fusillade des corps sans vie, a été exécuté à la lettre. Personne dans cette partie du pays ne croit au vieux mensonge selon lequel les hommes noirs violent les femmes blanches. Si les hommes blancs du Sud ne prennent pas garde, ils iront trop loin et l’opinion publique réagira; on aboutira alors à une conclusion qui sera très préjudiciable pour la réputation morale de leurs femmes.»
Le Daily Commercial du mercredi d’après (25 mai) contenait l’éditorial suivant: «Ces Noirs qui tentent de faire du lynchage d’individus de leur race un moyen d’attiser les pires passions de leur espèce jouent avec un sentiment dangereux. Les Noirs feraient bien de comprendre qu’il n’y a pas de pitié pour le violeur noir et peu de patience pour ses défenseurs. Un journal noir imprimé dans cette ville, dans une parution récente, publie cet atroce paragraphe: "Personne dans cette partie du pays ne croit au vieux mensonge selon lequel les hommes noirs violent les femmes blanches. Si les hommes blancs du Sud ne prennent pas garde, ils iront trop loin et l’opinion publique réagira; on aboutira alors à une conclusion qui sera très préjudiciable pour la réputation morale de leurs femmes." Le fait qu’une crapule noire soit autorisée à vivre et à proférer des calomnies aussi détestables et répugnantes est une preuve écrasante de l’extraordinaire patience des Blancs du Sud. Mais nous en avons assez. Il y a des choses que l’homme blanc du Sud ne tolérera plus, et les suggestions répugnantes mentionnées ci-dessus ont amené l’auteur à l’extrême limite de la patience publique. Nous espérons en avoir dit assez.» L’Evening Scimitar du même jour copiait l’éditorial du Daily Commercial, avec ces mots pour commentaire: «Dans de telles circonstances, la patience n’est pas une vertu. Si les Noirs eux-mêmes n’y portent pas remède sans attendre, il incombera à ceux qu’il a attaqués de ligoter le scélérat qui profère ces calomnies à un pieu à l’intersection des rues Principale et Madison, de marquer son front au fer rouge et de pratiquer sur lui une opération chirurgicale avec une paire de gros ciseaux de tailleur.»
Suivant ce conseil, les notables se réunissent dans le bâtiment du Cotton Exchange le soir même, et on s’adonne librement à des menaces de lynchage, proférées non par les malfaiteurs auxquels la méchanceté du Sud est habituellement attribuée, mais par les principaux hommes d’affaires, dans leur principal centre d’affaires. M. J. L. Fleming, directeur commercial et propriétaire de la moitié du Free Speech, doit alors quitter la ville pour échapper à la foule, et on lui ordonne de ne pas revenir; des lettres et des télégrammes me sont envoyés à New York, où je passe mes vacances, m’informant que des coups et blessures m’attendent à mon retour. Des créanciers prennent possession des bureaux et vendent tout l’équipement, et le Free Speech se retrouve aussi dépouillé que s’il n’avait jamais existé. L’éditorial en question a été provoqué par les nombreux lynchages inhumains et monstrueux d’Afro-Américains qui avaient eu lieu peu de temps auparavant, et il se voulait être un avertissement. Huit hommes lynchés en une semaine et cinq d’entre eux inculpés de viol! L’opinion publique ne croira pas facilement que la liberté et l’éducation encouragent davantage la brutalité que l’esclavage, et tout le monde sait que le viol était un crime inconnu durant quatre années de guerre civile, quand les femmes blanches du Sud étaient pourtant à la merci de la race que l’on accuse tout à coup d’être bestiale.
Mon entreprise a été détruite et je suis exilée de chez moi à cause de cet éditorial; les choses ont donc été poussées très loin, et en tant qu’auteure de cet éditorial, j’estime que la race noire et, plus généralement, le public, devraient avoir une exposition des faits tels qu’ils se sont produits. Ceux-ci serviront en même temps de défense aux Samson afro-américains qui se laissent trahir par des Dalila blanches. Les Blancs de Montgomery, dans l’Alabama, savaient que J. C. Duke avait mis le doigt sur le principal problème – qu’ils auraient bien voulu cacher à la face du monde – lorsqu’il écrivit dans son journal, le Herald, il y a cinq ans: «Comment se fait-il que les femmes blanches attirent désormais les hommes noirs plus qu’auparavant? Il fut un temps où pareille chose était inconnue. Il y a un secret derrière cela: nous soupçonnons fort qu’il s’agit d’une appréciation croissante des Juliette blanches pour les Roméo de couleur.» Tout comme les propriétaires du Free Speech, M. Duke a été forcé de quitter la ville pour avoir osé une réflexion sur l’honneur des femmes blanches, et son journal a été supprimé. Mais il n’en demeure pas moins que les hommes afro-américains ne violent (?) pas toujours les femmes blanches sans leur consentement. Avant de quitter Montgomery, M. Duke signa un document dans lequel il niait toute intention de calomnier les femmes blanches du Sud. L’éditrice du Free Speech n’a pas de démenti à présenter, mais elle affirme cependant qu’il y a beaucoup de femmes blanches dans le Sud qui épouseraient des hommes de couleur si une telle action ne les mettait pas immédiatement au ban de la société et dans les griffes de la loi. Les lois du Sud sur le métissage jouent seulement contre l’union légitime des races; elles laissent l’homme blanc libre de séduire toutes les filles de couleur qu’il peut, alors que la mort attend l’homme de couleur qui cède à la force d’une attirance similaire pour les femmes blanches et à leurs avances. Les hommes blancs lynchent l’Afro-Américain incriminé non parce qu’il porte atteinte à la vertu des femmes blanches, mais parce qu’il succombe à leurs sourires.